Novembre 2019

La langue suspendue

par

Mariève Maréchale

poésie
chasser la lumière

Quels sont les mots précieux en anglais?

Care        delighted             crispy     tenderness             ?

Bliss, willow, pier?

Maman, quels sont ceux de ta langue?

celle dont tu ne parles plus (ni comme sujet ni comme corps)

qu’avec les passant-e-s qui, en t’apostrophant

te rappellent que tu y as vécu?

Memory? Community?

Tu m’as toujours parlé en français

daughter of Jeannette and René

an improbable couple

a problematic relationship

J’ai appris que tu étais bilingue

but your English is static (lost?)        motionless in time

J’ai appris que ta mère was an anglophone

Rappelle-moi

rappelle-toi

l’anglais de Saint-Henri

Mother childhood

?

L’anglais before the adoptive family

Escaped        Liberty        Resilience?

Harbour? Along? Wide?

Transience?

J’ai appris que tu étais bilingue

but your English is static (lost?) motionless in time

Tu t’es sauvée de ta langue et de famille, maman, à ta majorité

Hollow? Childhood                                                  ?

Tu n’en as jamais parlé

de cette suspension de cet arrêt

Pearl?

Qu’est-ce qui s’est arrêté, maman?

La beauté? Ton cœur? Tes yeux?

Maintenant je porte ton trauma dans mon écriture

car j’écris avec mon corps

Face?

Car j’écris avec mes veines

Where do you start and where do I stop?

Our bodies

where are our bodies, our memories, our tongues?

What do we speak quand on se parle?

Thighs                 hair                         lullaby?

Qu’est-ce qu’on se dit?

J’aimerais rencontrer ta langue

que sur tes lèvres, elle cesse de déborder

comme un amusement

comme un trait insolite

comme un fait sans importance

J’aimerais que la langue anglaise soit une filiation maternelle

qu’elle cesse d’être un drame et devienne pleine

Tide?

Because

because I’m shattered inside

I want justice

Une langue suspendue, maman, c’est un ciel tétanisé

une nausée de bleu

un cœur épépiné

Maman, rallume ta langue

Gleam

?

Je tiendrai ta main pendant les vertiges

j’attendrai que tes yeux se rééduquent à la lumière

je porte ton enfance like a burden

like a shame           like a terrible anger

Your English is scared and mad

or is it me?

Nooks                                 ?

Let it feel it

and be

Je t’aimerai même violentée et pleine d’effrois

grant this English         this little girl         their  

Humanity?

Maman, parle-moi ta langue

je n’ai pas peur

on saura la raconter

Sheltered             Organic             Shore?

Tire sur le fil d’Ariane, maman

il y aura de la lumière dans une coudée ou deux

ne regarde pas sur les côtés

no, don’t, il ne faut pas

Ou attends-moi

ensemble nous chasserons les monstres

et regarderons vers le ciel

Sheets      Warm Leaves       ?

C’est ainsi qu’on crée les légendes

lève la tête vers le ciel

ton anglais est une étoile polaire

une caresse brûlante du soleil         une langue aurore

Mariève Maréchale

Chercheuse indépendante en littérature et spécialiste des écritures des femmes, Mariève Maréchale a obtenu un doctorat en Lettres françaises de l’Université d’Ottawa pour sa thèse «Conjurer l’absence: pratiques du tiers espace dans les littératures lesbiennes francophones». Elle s’intéresse aux littératures LGBTQ2A+ canadiennes et de la francophonie, à la précarité, à l’enfance, au genre ainsi qu’aux théories et aux pratiques du tiers espace dans une optique postcoloniale, décoloniale, féministe et queer. Parallèlement à ses recherches, elle mène une carrière d’écrivaine. Elle explore, dans sa fiction et ses poèmes, les relations entre recherche et création, les assignations et identités de genre et les jeux de pouvoir, et interroge la masculinité toxique. Ses poèmes ont été publiés dans plusieurs revues québécoises et dans le recueil La Chambre organique aux Éditions Tryptiques. Elle vient de faire publier son premier roman chez Triptyque, La Minotaure. Ce livre inaugure la collection queer de cette maison d’édition montréalaise.

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