De tous les concepts dont se surchage l’existence à peine vivante des Saturnien.ne.s, aucun ne reçoit autant de mépris que celui du Bonheur. La singulière haine de ce dernier indique l’influence pernicieuse des conceptions terriennes de Saturne sur ses habitant.e.s, influence qui n’a pas manqué de saboter leur survie et de rendre plus urgent encore leur effort esthétique. Le drapeau de ce solennel peuple révèle déjà les mœurs angoissantes qui l’occupent jour après jour : dans un hommage aussi touchant que macabre à Goya, on peut voir ce qui s’apparente à un enfant être dévoré par ce vieux dieu qu’est Saturne. C’est là le paradoxe vital de cette culture, que d’avoir été tant et si bien hypnotisée par ce que des millénaires d’écriture avaient cumulé comme variantes mythologiques qu’elle finit par confirmer sa propre tendance dépressive.
Il importe de noter, pour éviter une confusion froissant les Saturnien.ne.s, que le dieu et la planète sont une seule etmême chose, indifférencié.e.s. Cela ne signifie en rien que la religion y est forte : comme on le verra, leur rapport avec les idées transcendantes mérite qu’on le qualifie de compliqué. Il s’agit d’un culte minoritaire vénérant un certain Seigneur des Anneaux et prophétisant que les Anneaux de Saturne sont en vérité les armes de quelque démon invisible et plus féroce que les autres candidats au titre de Créateur de l’univers : les fanatiques qui adhèrent à ces vues sont de ces personnes qui adorent qu’on les persécute.
Quoiqu’il en soit, la littérature saturnienne contemporaine pose pour difficulté suprême son refus téméraire de l’archive : nul lieu n’est plus absent que la Bibliothèque, laquelle joue au sein du corpus saturnien le même rôle que l’Enfer joua dans l’imaginaire chrétien pendant de longs et beaux siècles. Quelques objets, dérivant du codex, témoignent d’une première ère encore capable de collaborer avec la machine démoniaque que sont les mots. Seuls les voyageurs de la Terre en possèdent, la fabrication de livres étant désormais chose interdite et impensable sur la sixième planète du système solaire. La seconde phase, plus compliquée et simple à la fois, est mieux connue sur Terre sous le nom de Sound of Saturn, nom qui lui vient d’une œuvre emblématique et mystérieuse.
La première époque littéraire ressembla à toutes les ères de balbutiements : une lutte entre l’imitation des prédécesseurs et le rêve des tables rases. La littérature mondiale sembla bien prête à planter ses référents en territoire saturnien. Invraisemblablement, on oublia que le Temps s’écoulait à un rythme autre pour les Saturnien.ne.s, rendant leur calendrier et saisons incompatibles avec ceux de leurs voisins terrestres. Les poètes tentèrent de leur mieux de cacher cette tension temporelle, mais malgré leurs meilleures pirouettes verbales, le peuple saturnien eut tôt fait de modifier radicalement la langue qui ne correspondait guère à son existence. Le verbe « être », gangster dont le monopole métaphysique est chose connue dans les cultures d’Occident, a promptement été expulsé de la langue saturnienne, dans un geste polémique qui ne manqua pas de casser le cœur des philosophes de la Terre, lesquel.le.s se souvinrent enfin de leur corps. La purge visa ensuite toute forme de pronom personnel, et nombre de ces modifications furent plus impitoyables encore pour les illusions terriennes. Privilège ultime, cette même purge empêcha les œuvres de prendre part au corpus infini et de mauvais goût dont l’Amour est l’intarissable inspiration. On balaya jusqu’au nom et prénom, « fioritures linguistiques » extrêmement méprisées. Or, ces multiples réformes n’allégèrent aucunement le fardeau de l’existence humaine : la facilité n’est pas de mise lorsqu’on approche la culture de Saturne. La disparition des pronoms personnels eut pour autre effet ce que les commentateurs ont désigné du nom de « redistribution ontologique ». Dans la langue antique de Saturne, les quelques substantifs qui avaient survécu au tribunal gagnèrent une importance vitale, au point d’agir dans la langue et la vie comme de très cruels dieux. Ainsi, si l’on traduit précisément une déclaration quotidienne ayant trait à un rhume, on obtient : La Maladie a ce corps et il desest, tandis que l’on dirait dans d’autres contextes : Je suis malade et ne me porte pas bien. La fatalité ayant contaminé la plupart des mots, ceux-ci s’enflent d’une valeur solennelle : à cela, doit-on ajouter la formation d’un verbe le plus souvent traduit par desêtre, qui sert à décrire tout passage à travers la faiblesse, la mélancolie, la perdition, et qui évoque de près et de loin la mort. Équipée de cette langue impersonnelle et d’une gravité inégalée, la littérature saturnienne put livrer ses chefs-d’œuvre, parmi lesquels Desêtre et Chronos forme l’incontestable somme philosophique vénérée.
Cette littérature connut un apogée plus que légendaire, nécessairement source d’une néo-nostalgie dont les frais sont payés par toutes les mauvaises œuvres qui l’alimentent. Le peuple saturnien, s’enquérant de ce que sa production paraissait trop terrienne, voulut explorer les régions troubles du son. En effet, loin de se jouer des genres ou des règles grammaticales, les génies de Saturne proclamèrent la mort des mots. Cette première position ne les rendit guère plus sympathiques à une quelconque association avec la musique, « art purement terrestre » parmi d’autres. Les livres, éternels sacrifiés de l’histoire, retournèrent dans l’abîme d’où ils provenaient. On rasa les tentatives de Bibliothèque, on détruisit les appareils de communication, du plus rustre au plus efficace : on releva le langage de ses fonctions, sans prêcher pour autant de se taire. En s’installant dans cette zone entre le silence et les mots qu’est le bruit, la littérature de Saturne protesta contre la nominalisation du monde. Les habitant.e.s oublièrent tout, sauf la pureté du son que le Sound of Saturn esquisse à peine. En dépit de l’état fragmentaire de l’extrait, les autorités terrestres surveillent attentivement le développement de cette littérature qui ne rate jamais l’occasion de posséder les personnes qui l’abordent. La popularité de ces ensembles sonores est telle qu’Homère est en voie d’être rayé des rares programmes d’études de lettres dont dispose encore la Terre. Pendant que se répand progressivement cette mode, Saturne et ses humains composent le chant mélancolique, s’improvisant les nouvelles sirènes qui interdisent que règne sur l’univers le silence.
Renato Rodriguez-Lefebvre existe et estime que c'est suffisant.