Le jour se décline lentement, s’étire derrière l’horizon. En pleine ville, le monde se renverse sous un chant inconcevable, celui d’une planète lointaine. Saturne se loge dans quatre corps, quatre êtres perdus sous la plume de quatre auteur.es. Un défi relevé même si nos oreilles en saignent.
Saturne, l’après-midi
Il est venu à ma rencontre parce que mes yeux le rendaient curieux,
Mais peut-être aussi parce que mon corps était plié en deux comme les feuilles qui lui sont tombées des mains.
J’avais de l’origami au ventre, et tout ce qu’il voyait, c’était la neige grise de mon regard.
Je vois le monde à travers un écran brisé.
Un wagon de métro ouvre ses portes et déverse son lot d’indifférence.
Il s’agenouille et m’offre une barre Mars : tiens, mange, reprends des forces.
Je devine ce qu’il dit plus que je ne l’entends. Je devine ses moindres gestes,
Mais je n’en sais rien, je suis ailleurs, pris dans ma propre tête.
J’ai attrapé un acouphène.
Saturne, le matin
J’ai peur des calendriers.
J’ai peur d’ouvrir mon agenda et d’y retrouver un échiquier, une alternance de cases noires et de cases blanches qui me rappellent sans cesse que je dois, que j’aurais dû et qu’il faudra.
Mais j’ai aussi peur d’ouvrir Facebook et d’y découvrir que je n’ai aucun événement cette semaine, ni le mois prochain.
L’angoisse est belle lorsqu’on la porte dans son cellulaire.
C’est la fin de session. L’ordinateur est encore ouvert, mais je ne sais plus comment le fermer. Depuis quelques jours, je prépare mes examens sur Instagram.
J’attends la veille, puis la nuit.
Parce que j’aime sentir le poids des heures.
J’ai mal au ventre à force d’oublier de manger.
Demain, je vais m’écrouler de fatigue, et c’est bien.
On me donnera un billet du médecin.
Saturne de 18h10
Je ne réponds plus au téléphone.
J’accumule les notifications, mais les sonneries, elles, demeurent muettes. Elle me demande pourquoi je suis si distant, pourquoi je ne réponds pas à sa question, pourquoi je ne l’entends jamais.
J’ai installé deux nouveaux écrans. Maintenant, je suis entouré d’un univers de lumières et de sons.
J’apprends de plus en plus de langues étrangères, mais dans une seule tonalité. Je tape, je dis et n’entends qu’un seul et même bruit, celui que fait un monde en se retirant.
Je sens que les planètes sont en train de déraper.
Saturne de 19h45
Je vois la ville se teindre d’un rouge et d’un or que je ne lui connais pas, sauf dans les photographies les plus lointaines et étoilées.
Je me rends de l’autre côté de la ville, là d’où viennent les lumières.
Ça bourdonne encore.
J’entends le bruit de plus loin que les oreilles,
Je suis désorienté, et de jour en jour, je ne comprends plus le rythme de la ville.
Je marche à contresens des ronds-points et des culs-de-sac.
La gravité m’entraîne vers le métro.
J’ai l’impression de n’être capable d’avancer qu’en trébuchant, qu’en m’échouant toujours plus loin.
J’attends près de la ligne orange.
Un grondement d’éruption et de tonnerre émane du tunnel et me plonge en moi-même. Le sifflement s’accroît et me brise les oreilles, mais je m’ouvre pour être cassé avec plus de force. Tout en moi se tait.
J’ouvre mes livres d’école.
J’arrive à la dernière station.
Mon téléphone est en train de mourir, il va s’éteindre, il est mort.
J’attends le prochain wagon.
Je suis en orbite autour de la ligne orange.
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Après un bac en littérature et philosophie, Cédric Trahan s'est impliqué dans le milieu de l'édition et du livre québécois. Il travaille dans une bibliothèque, a participé au comité de lecture de quelques revues de création et a été le photographe officiel de plusieurs événements littéraires. Cofondateur de la revue Saturne, Cédric Trahan explore dans ses textes les avenues du numérique.