Novembre 2019

Un grain de riz

par

Cassie Bérard

poésie
chasser la lumière

on a tiré une boîte du coffre de la voiture
on l’a portée dans la maison

                   attention à ses coins, doucement quand tu passes dans le couloir
                   comme une enfant, tu sais, prends soin de la tête et des pieds
                   ne la réveille pas

la soirée est longue il faut qu’elle dorme

on a mis la boîte sur le plancher au centre
la regarder la contourner avant de l’ouvrir
ça a pris des mois

à l’intérieur, des chandails échancrés
elle tirait sur le col pour les enlever parce que son bras, tu sais
son bras
sans tenir dans les airs retombait il fallait déchirer
les vêtements les papiers les notes
elle avait écrit des choses sur des feuilles mais au dernier moment
ne voulait plus qu’on lise
on s’est glissée près d’elle dans le lit sous les draps
pour lui dire des secrets

                   on s’en remet

on lui dit on s’en remet, mais on ment on sait qu’on ment
elle le sait
c’est comme ça
elle part avec de la salive entre les lèvres et beaucoup
beaucoup
de mots retenus

pas de rêve depuis longtemps
on se réveille en sursaut et pour pleurer, mais ce n’est plus parce que la mort
à peine le vide
on a senti l’oreiller une main l’a frôlé
il n’y avait plus la forme d’une tête, non
une odeur d’humidité
c’est juste qu’on ne lave pas les couvertures et la chaleur s’installe
on voudrait tomber en bas d’un bâtiment
voir défiler les étages et les mondes et se fracasser les os
pour que la nuit aussi nous coule dessus

                   c’est ça le vide, tu sais

une sorte de sécheresse quand plus rien ne pousse, les images plus rien
plus les sons, les lueurs
juste une interruption
temporaire

on l’a exprimé souvent
le désir de s’interrompre
des tentatives sur le corps le geler un peu arracher des bouts de chair
quelque chose de consistant qu’on prend et qu’on lance sur les murs et ça casse
avec le risque de briser les structures
il n’y a pas de différence entre ça et s’affaler par terre
devant tout le monde
en attendant sagement que quelqu’un nous piétine

on a appris à se taire
on s’est enfermée dans sa chambre on a appris à parler en dessin
à parler par écrit
dans les classes ne jamais lever la main
on a vite compris le silence
la géométrie
des angles morts, le rire brisé
on n’a jamais dit un mot de trop sauf une fois
ça ne fait pas si longtemps

pour un projet artistique
ils demandent des figurants
on dit oui
des gens pour entrer dans la maison et démolir
tous les moyens sont bons, mettre le feu abattre les murs
sauf que soyez avertie, ce sera filmé tout ça sera filmé vous serez tous filmés

on se ravise, tu sais comment on est
on est d’accord pour tout détruire à condition que ce soit derrière les caméras

on la dépose dans son lit sa tête ses pieds attention doucement
elle se tourne se plie et se déplie
empile ses peluches en une montagne
et elle grimpe son corps grimpe endormi

                   reste à côté d’elle

on dit reste à ses côtés au cas où elle dégringolerait
on voudrait ne jamais la quitter
mais on tombe de fatigue, tu sais, les journées sont longues
il faut que quelque part nos faillites se reposent

quand elle s’en va je regarde la solitude en face
une photo, celle de la balançoire
six fillettes et un garçon qui contemplait le sol
le souvenir vague de l’été où il a disparu
dans la blondeur en salopette et les cheveux scintillants
après il a sauté dans la piscine
après elle faisait quoi

                   tu étais où après
                   et les parents

les fillettes, nous les six fillettes, je n’ai en tête que les journées au lit
avec ses maux de gorge, elle étouffait, elle étouffait tout le temps
elle voulait qu’on l’étouffe sans rien dire
d’avoir laissé mourir l’enfant, tu vois
que mes secrets sont moins lourds que les siens
mais les mères servent exactement à ça
contenir le poids de l’existence, tu sais
je nous regarde fillettes et je me dis que ça se logeait déjà
dans le coin noir de l’œil
la pourriture sous les replis
je n’allais pas être plus habile qu’elle
pour casser des vies comme des chaînes

on place les dominos les uns à la suite des autres
et elle opère une poussée avec son doigt
les conséquences se choquent
s’étendent les corps à une vitesse
le monde s’étale
on ramasse
on met les pièces dans une boite
on change de jeu
on change de jeu, on change, on joue sans s’arrêter, on change
un grain de riz sur le comptoir m’émeut

                   pourquoi
                   les images qui me viennent sont pleines d’éparpillements

on capture des paroles, des instants
ensemble
on est ensemble incapables de communiquer

                   mais s’entendre, ce qu’il faut faire pour s’entendre

attraper les épaules et secouer

                   je te demande où tu vas

maintenant elles passent, les années passent j’oublie
les deuils ordinaires
chaque fois
le petit drame
chaque fois
perdre du sang
me rend nostalgique

puisque je n’existe pas
il est temps de plonger les mains dans la boîte

                   tiens regarde

une scène étonnante avec un air de famille
le garçon se noie
et elle parle et gesticule et me gronde
ne touche pas à ça
ne touche pas à ça

                   mais je touche tu sais

je suis cette fillette-là qui demande tellement d’attention
qu’on retrouvera un corps flottant dans la piscine

à vrai dire, ce garçon mort ne m’intéresse pas
c’est comment elle a été salie
c’est le sursis
c’est elle avec une autre vie que la sienne
pendant que je touchais à tout

Cassie Bérard

Cassie Bérard est professeure à l’Université du Québec à Montréal, où elle enseigne les théories de la fiction et la création littéraire. Elle a fait paraître trois romans, D’autres fantômes (Druide, 2014), Qu’il est bon de se noyer (Druide, 2016) et La valeur de l’inconnue (La Mèche, 2019), et dirigé deux collectifs de fictions : Il n’y a que les fous (L’instant même, 2015) et Nous habitons l’inquiétude (L’instant même, 2019).

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