Je fais des tiroirs pour les priorités. Des mots rangés, des poussières et des yeux fatigués. Je pense à cette petite rature, plutôt distinguée, dans ce livre de Marie Cardinal, à cette page que j’ai envie de transcrire sans le faire, parce que les mots comme ça, à écrire sur du papier à perdre, je les sauve de quitter le livre, je préserve leur territoire imprimé. Un mot rayé mais visible, comme il agace, laissé à voir mais masqué, dessiné, que veut-il raconter? Et les ratures s’additionnent, les miennes, longues, d’une marge à l’autre, animées par le passage de ma main comme le feu. Seuls des gribouillis subsistent, une fumée de plomb.
Dans le cahier que j’abandonne trop souvent, il n’y a peut-être que ça: des dessins par-dessus les mots, des virgules solitaires entre les rayures, des lettres perdues derrière les phrases avortées. C’est que je biffe les points, les accents, ce qui est construit retourne à l’état possible des commencements. Encore, j’essaie de convaincre la page de la nécessité d’une phrase, mais elle refuse, et les mots s’embrouillent, s’ajoutent à d’autres rejets. Écrire, toujours un peu trier, je me demande quoi faire de tout ce qui s’accumule et pèse, dans les tiroirs et sur les doigts. J’avoue, il n’y a pas si longtemps, j’ai froissé quelques feuilles noircies d’insatisfaction, je me suis imaginée comme dans un film, des boules de papier en preuve de travail. Mais non, j’ai regretté. Dépliées, les feuilles ont retrouvé leur place, brochées dans le cahier.
Il y a pourtant ce mot, là, dans L’inédit, un mot voulant s’évader, sortir de derrière sa clôture. Il souhaite rejoindre les autres et évoquer autre chose que le travail d’écriture, signaler ce qu’il signifie quand il est choisi pour lui-même. On pourrait croire qu’il s’agit d’une sorte de promotion pour le mot concerné, après tout, c’est bien lui qui expose, jusque dans le livre fini, vendu, la pensée occupée de l’auteure. Mais ce serait une erreur, un manque de considération. Le mot, sûrement, préférerait se lier aux autres membres de la phrase, et grandir, évoluer avec eux. Au lieu de cette amitié, il se voit retiré du partage, écrit puis annulé d’un trait. La ligne écorche le papier, elle rencontre le bout de mon index. Avec la peau, une lectrice imagine ce que ça pourrait bien être d’écrire vraiment.
Le petit mot et sa rature, au fond, je les aime. Ils me chuchotent une condition partagée de l’écriture, des hésitations, des déceptions, comme Marie Cardinal le dit si souvent dans son livre. Dans ma bibliothèque, j’ai un étage désigné aux écrits qui se questionnent, une collection de pages imprimées de doutes. Je les ai tous lus mais je les feuillette peu, ils m’intimident et me rassurent d’un même mouvement. Du divan, j’observe la rangée, mon cahier en échec, je cherche ailleurs, dans mes souvenirs d’écriture animée, vivante, quand les mots sautent les ratures et ouvrent la feuille. Et ça n’arrive pas, je me console des phrases répétées sans intention, des morceaux de textes antérieurs qui se faufilent dans la blancheur et tentent de vivre encore. Je passe ma main sur les pages rayées parfois complètement, j’ai besoin de penser qu’ensemble, elles produisent des strates de mots qui, doucement, sans doute trop lentement, forment un sol à peine possible, mou mais praticable.
En fermant les yeux, je creuse sans efforts. Les feuilles libres, toujours un peu sauvages, racontent des tentatives d’emportement, des écritures sans attaches. Plus loin, dans le tiroir, il y a les cahiers, ceux des voyages et des jours de bicyclette, ceux qui restent près du lit, au cas où, dans la nuit, la langue retrouverait son chemin. Certains cahiers ont des pages vides, d’autres ont accumulé des dessins, des paroles de chansons, des mots de livres que j’ai voulu adopter et soigner. Il y a aussi l’écriture dans les romans, les recueils, celle qui campe dans les marges et dans les tables des matières. Et les ratures.
L’inédit, le mien, c’est d’abord tout ce qui aurait pu s’enfuir du tiroir, former une communauté de secours, des feuilles terribles, secouées, réinventées, qui auraient décidé de se couvrir d’un titre, d’une page robuste pour vivre entre les mains et se faire livre. Au lieu et comme toujours, je remue des idées qui trouvent rarement une place sur le papier. Au milieu des dossiers, il y a celui des vieux écrits, celui que j’ai nommé: les sans maison. Je n’ose pas rendre visite à ces textes, quand je le fais, c’est par excès de pitié, je reste à peine quelques secondes. L’inédit n’est pas du nouveau, du tout juste imprimé, il ne s’agit pas d’un mot rayé qui fasse songer aux mots qui n’ont pas connu le papier. Simplement, il exprime une tendresse envers des paroles que personne ne sait, ne répète ou ne lit, des histoires qui vivent secrètement, il leur donne un lieu où expirer sans douleur.
Dans le geste d’écrire, j’assume des positions rêvées, je décide d’y croire, au soulèvement du sens, je plane et j’oublie tout ce qui a passé entre mes mains pour se gonfler d’amour avant de s’éteindre, sans même s’être épuisé, sans arguments. Je cherche, non pas l’assurance des mots à lire à haute voix, mais, tout juste, des fins étirées, des séparations difficiles. Je souhaite relire des phrases sur lesquelles me pencher de regrets, les fréquenter jusqu’au délaissement inexpliqué d’une vie passée ensemble, et peut-être, là seulement, formuler un poème.
Alizée Goulet est présentement étudiante au doctorat en études littéraires à l'UQÀM. Elle écrit des nouvelles et de la poésie dans plusieurs revues de création littéraire québécoises telles que L'Organe, les revues NYX et Cavale, Le Pied, Saturne, Main Blanche, Artichaut et Lieu Commun, ainsi que la revue française La Chaloupe. En juin 2019 est paru Nous habitons l’inquiétude chez l’Instant Même, un recueil de nouvelles collectif auquel elle a contribué.