YouTube. On connaît mieux la plateforme de contenu web aujourd’hui, notamment grâce aux quelques vlogueurs.euses (blogueurs.euses vidéo) qui s’en sont émancipés.es pour entrer dans le circuit plus traditionnel de l’animation télé ou du cinéma. Je pense à iisuperwomanii, ou Lilly Singh, une comédienne ontarienne d’origine indienne qui a annoncé son premier Late Night Show ce printemps; ou encore à Casey Neistat, un réalisateur new-yorkais qui, à l’inverse, a quitté le circuit traditionnel en 2010 pour YouTube, où il est reconnu surtout pour son traitement original du vlog. Ces vidéastes sont reconnus.es comme deux pionniers.ères de la plateforme web.
BookTube. C’est la contraction de « books » et » YouTube ». Cette plateforme rassemble des vidéastes qui produisent du contenu axé sur la lecture. Différents types de vidéos circulent dans la communauté. On retrouve des avis lecture et des critiques étoffées, mais bien plus souvent des jeux, des défis et des discussions. Depuis une dizaine d’années, des filles et des garçons d’âges variés ouvrent leur caméra aux quatre coins du monde pour partager leur amour de la lecture. Comme le confirme Philippe Teisceira-Lessard dans un article de LaPresse+ en 2016, le concept virtuel a débuté en Amérique du Sud, puis aux États-Unis, pour ensuite se propager en France et au Québec [1]. Si les booktubeurs.euses s’identifient comme des lecteurs.trices passionnés.es, YouTube les désigne plutôt comme des créateurs.trices de contenu. Ce n’est pas tout à fait faux, puisque la présentation d’un livre peut prendre une forme très élaborée sur la plateforme. Certaines chaînes littéraires publient des avis lecture dignes d’un opéra (à lire : une performance extravagante); d’autres, dignes d’une capsule humoristique. Cela dit, c’est la personnalité des créateurs.trices qui garde les internautes investis.es. On connaît notamment l’énergie contagieuse de Bulledop, la fibre conteuse de MaxBookinget l’état d’esprit très hygge de Margaud Liseuse. Évidemment, BookTube n’échappe pas aux courants de mode : certaines factures visuelles (comme l’arrière-plan quasi mandataire de la bibliothèque remplie), ainsi que certains sujets (le plus souvent les nouveautés littéraires), influencent la communauté tour à tour.
Lorsque j’ai découvert BookTube, je venais de vivre mon premier déménagement. C’était en 2014, j’avais dix-neuf ans. Je cherchais un projet à commencer dans le but de m’approprier cette nouvelle étape de ma vie. Un soir d’été, quelques jours seulement après le déménagement, j’ai réalisé que le contenu littéraire que j’avais récemment découvert sur YouTube, moi aussi, je pouvais y participer. J’ai agrippé ma caméra numérique (une Nixon powershot) et je me suis placée dos à la bibliothèque familiale. J’ai installé la caméra sur une pile de livres sur le bureau, je l’ai allumée, et je me suis présentée comme lectrice au néant devant moi. La chaîne Biz et Thot (ce dernier faisant référence au dieu égyptien des scribes et des bibliothèques) était née. J’ai appris à éditer. Puis à parler de mes lectures de manière (un peu) plus concise. Je me suis entraînée à substituer le visage réceptif de mes spectateurs à l’œil déstabilisant de la caméra. J’ai enfin pu goûter au plaisir de m’exprimer sans me sentir étouffée dans la masse. C’était libérateur. Quand j’ai atteint cent abonnés.es, j’étais abasourdie. Des gens d’ailleurs, de la France, de la Guadeloupe, de la Belgique, de la Russie (!), commentaient sous mes vidéos. Grâce à mes interactions avec eux, je me sentais valorisée pour ce que je faisais, ce qui me donnait également un sentiment d’appartenance précieux à la communauté. Ont suivi cinq années à découvrir le pouvoir des mots, de l’Internet, et l’actualité littéraire de différents pays. J’ai dépensé de manière incontrôlée dans les livres, puis je me suis calmée, sans pourtant réussir à faire taire totalement mon FOMO (fear of missing out), cette peur de manquer le train de la nouveauté à lire.
Cinq ans plus tard, j’en suis à mille abonné.es, et j’ai rebaptisé ma chaîne Evelyne Biz. Entre-temps, j’ai commencé un deuxième projet : en 2017, je suis devenue chroniqueuse littéraire à l’émission radiophonique Les Herbes folles (CISM 89.3). C’est d’ailleurs mon engagement en tant que booktubeuse qui m’a donné cette opportunité. Les organisatrices du Festival de bande dessinée de Montréal m’ont découverte sur YouTube, ce qui m’a permis de rencontrer l’animatrice des Herbes folles, en conférence au festival. Elle était justement à la recherche d’une nouvelle chroniqueuse pour son émission radiophonique… BookTube made me, comme on dit (ou bien ça deviendra un dicton). Mon investissement dans la communauté BookTube m’a permis de creuser ma passion, d’aller plus loin, un peu comme la booktubeuse canadienne Ariel Bissett, qui a publié, cette année, une entrevue avec l’ex-première dame des États-Unis, Michelle Obama, à propos de son nouveau livre Becoming. Toutefois, si notre évolution respective doit attester d’une chose, c’est que BookTube, ne serait-ce qu’en observant le niveau de discipline et d’investissement à long terme de ses participants.es, devient un nouveau lieu d’apprentissage, hors de l’école.
BookTube a changé ma vie de lectrice. Mais qu’est-ce que j’entends par vie de lectrice? Selon moi, c’est un quotidien constitué de deux actions principales : la lecture et, par la suite, la discussion que l’on tient à propos du livre. BookTube et la radio ont influencé ma manière d’appréhender ces deux actions. Je me suis volontairement replongée dans la prise de notes, celle que j’appelle : la lecture « active ». Ma seule expérience de lecture active me venait de l’école; je la considérais comme une charge qui interrompait mon immersion dans l’histoire et qui, par conséquent, coupait mon plaisir de lectrice. Aujourd’hui, la lecture active est cette amie qui enrichit mon expérience de lecture parce qu’elle la ralentit, et ainsi, me permet de la savourer. Cette technique me permet aussi d’assouvir ce besoin instinctif de connaître ou de créer des significations pour chaque détail d’un livre. Grâce à ces petites pauses passées à reconnaître un passage bien écrit ou un mot inconnu, j’ai appris à mieux m’approprier les histoires.
Cela dit, ma manière de fonctionner est une préférence personnelle, et BookTube reste libre du poids des critères académiques. L’une des grandes libertés des lecteurs.trices est de pouvoir parler de livres comme bon leur semble, et la plupart aiment rester près de leurs instincts, de leurs émotions. Qu’est-ce que ce roman leur fait vivre? Les emporte-il dans un tourbillon d’aventures? Est-ce qu’ils ou elles s’y sentent immergés.es? C’est ce qui les intéresse. Dans mon cas, filmer des avis lecture m’a aidée à trouver ce qui, dans un texte, me fait réagir, puis à trouver les mots pour traduire ma pensée plus clairement à des inconnus.es — ce sur quoi je travaille encore.
Les besoins de la chronique radiophonique n’ont pas vraiment modifié ma manière de lire postBookTube, sinon quelques notes de lecture de plus et l’art (pas encore maîtrisé) de sélectionner des passages évocateurs à lire pour les auditeurs.trices. Toutefois, au niveau de la chronique elle-même, tout est différent. Dans une émission de radio, la facture visuelle n’a aucune importance. L’enjeu, le gravitas, bref une part de la réussite de la chronique, réside dans la voix. Dans son volume. Dans sa tonalité. Dans son dynamisme. Dans la performance du discours. Beaucoup se joue dans cette voix que les chroniqueurs.euses doivent infuser d’un concentré de vie. Un discours rapide ou mâché, ou encore un manque d’enthousiasme, influencent nécessairement l’attention et la compréhension des auditeurs.trices. Par ailleurs, alors que le média vidéo permet un travail d’édition du contenu avant sa publication, la radio en direct n’a pas ce luxe. Dans une époque où la rapidité et les tweets règnent, je me considère privilégiée d’apprendre ce vieil art, cet art humain, cet art généreux. Comme le dit si bien un certain scribe fictif de mon enfance, « quand on a le goût de la chose, quand on a le goût de la chose bien faite, la belle parole, parfois on [trouve] l’interlocuteur en face [2] ».
En terminant le visionnement de l’entrevue d’Ariel Bissett avec Michelle Obama, je me suis dit : voilà, tout est possible. Ce que j’essaie d’exprimer, c’est qu’avec de la persévérance, de la rigueur et l’ouverture au monde qu’apporte BookTube, la culture est à nos portes, plus démocratisée et accessible que jamais. Au centre d’un YouTube très développé où le sentiment de communauté, s’il n’a pas disparu, a du moins beaucoup changé, BookTube reste ce petit cocon de douceur dont je suis fière de revendiquer mon appartenance. Cette plateforme a changé bien plus que ma vie de lectrice : elle a élargi ma connexion au monde. Ma communauté d’amis.es, mes loisirs et ma carrière se sont épanouis. En ce sens où je considère aujourd’hui cette partie de moi comme un mode de vie, je pense que consciemment ou non, je communique toutes mes lectures, mais aussi mes projets et certains moments de vie, à travers le prisme de BookTube.
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[1] Philippe Teisceira-Lessard y précise que le mouvement est « quasi inexistant » au Québec. À l’époque, cette affirmation impressionniste et incorrecte avait provoqué un grand chahut du côté de mes amis.es et moi-même, actifs.ves sur BookTube depuis au moins deux ans avant la publication de l’article.
[2] Le monologue d’Otis dans le film Astérix et Obélix : mission Cléopâtre (2002).
Evelyne Bisaillon est booktubeuse et chroniqueuse littéraire pour les Herbes Folles. Elle est à la maîtrise en littérature à l'UQAM, profile recherche-création. Quand l'autrice n'écrit pas, on peut la trouver en train de masser : sa deuxième vocation.