2019

Invitation aux dialogues vivants

par

Hélène Laforest

essai
collection rumeurs

Je forme des phrases à l’intérieur de ma boîte crânienne, elle-même située dans une boîte-appartement qui, elle, est fixée dans une boîte-ville. Dans ce milieu carré et sécuritaire, j’oublie facilement que je suis organique, que je dépends de tout ce qui se joue au dehors. Ici, je cultive ma solitude dans l’écriture. Nous sommes tout un peuple, éparpillé, qui écrivons seuls dans nos compartiments-poupées-russes. Je nous sais si nombreux que ça me donne le vertige.

Et puis je publie, nous publions le résultat de ce travail d’ermite. Confié à des maisons d’édition, dont les portes s’ouvrent difficilement, si même elles daignent s’ouvrir, le produit de nos pensées devient le contenu d’un livre, il se fixe sur les pages, devient immuable. Ni mort ni vivant. L’acte est solennel. Le texte git alors, cloné des centaines de fois dans des mausolées de papier, jusqu’à ce que quelqu’un l’ouvre, le découvre et se laisse traverser par lui. Puis le temps passera et recouvrira d’une poussière opaque la plupart de ces trésors muets.

De plus petits textes sont envoyés comme des offrandes à des revues littéraires, ces sortes de tentes, de roulottes posées sur le paysage culturel. À l’intérieur, des passionnés sélectionnent ceux qui leur paraissent les plus justes, ils les agencent et s’activent pour aider les auteurs.trices à les rendre plus justes encore. Le résultat est une famille de mots, d’univers à la recherche d’âmes à visiter. C’est un tissu de rencontres autour d’un thème, d’une ligne éditoriale, d’un horizon esthétique et de quelques autres mystérieux ingrédients. Une sorte de dialogue reconstitué, une courtepointe aux multiples couleurs et textures, un flacon dont les odeurs combinées forment un parfum unique.

Le voyage proposé est éphémère. C’est une fête, un festival écrit. Une communion d’écrivains. Des monologues qui s’entrechoquent. Des solitudes qui forment une constellation d’étoiles filantes. Ici, aucune pression d’écrire un monument: le don est petit (et pourtant immense) et on sait qu’il ne durera pas, sinon dans les archives, endormi parmi tant d’autres. C’est à l’image de la vie — on le sait bien quand on ne se raconte pas d’histoires.

J’aime m’inviter à ces fêtes, je suis ravie quand on m’ouvre la porte. À l’intérieur, je cueille l’enthousiasme, qui nourrit le mien. De la lumière pénètre ma boîte poreuse. Je réverbère ces bouffées d’enthousiasme, ces éclats qui réchauffent, qui entretiennent le feu intérieur. Le feu se partage sans s’amoindrir. Il se partage et pétille, projette des escarbilles comme on propage des rêves. Au sein de cette famille, le temps de quelques semaines, je jouis de n’être pas seule et de savoir m’en rendre compte.

Je m’installe durablement dans certains campements afin de boire aux sources, de participer aux récoltes, de magnifier des récits qui ne sont pas les miens.

Malgré ces réjouissances, je souffre des monologues auxquels je suis réduite, de lancer au vent des mots et des histoires et de capter si peu l’écho de mes sœurs, de mes frères. Je voudrais me connecter à leur âme. Il arrive qu’on me dise que j’écris bien, mais rarement on me raconte ce qui résonne, ce qui reste après la lecture. Face à ce silence, j’ai l’impression que mes textes sont des galets que je lance et qui coulent à pic.

Une communion d’écrivains. Des monologues qui s’entrechoquent. Des solitudes qui forment une constellation d’étoiles filantes.

Je n’ai pas soif de gloire, mais d’échange. Je n’ai pas soif d’éternel, mais de vivant. Je rêve d’un livre écrit à quatre mains, à dix mains, à cent mains. Je rêve d’un livre dont le texte changerait au gré des saisons du cœur, au gré des pluies et des époques.

Je veux écrire les éléments, les arbres, les fleurs, les champignons, les insectes, les bactéries, célébrer et honorer tout ce qui permet la vie. Et aussi les êtres humains, leur bonté. Je veux écrire aussi naturellement que stridule le criquet. Laisser entendre ce qui me fait humaine. L’art. Je veux insuffler du mouvement chez les immobiles, accentuer la magie qui est déjà dans toute chose. Donner voix à ma nature, donner corps et vie à ce que je raconte, danser avec les mots en les mettant au monde, les laisser me traverser et me glisser en eux. Laisser une partie de moi dans et entre les mots, que d’autres pourraient prendre avec eux et emporter au loin. Je veux créer avec mes semblables, que nos voix plurielles se combinent en une seule qui dirait tout, la voix de l’humanité qui dit non aux peurs maladives du dieu ego, qui dit oui à la joie, qui accueille, qui écoute, l’humanité attentive aux bourrasques, à la détresse, à la lumière dorée, l’humanité consciente de ses failles, de sa toute-puissance, l’humanité porte-parole des opprimé.es, des végétaux, des animaux, des océans, l’humanité sensible, poreuse, présente au monde, avec l’art comme moteur, la nature comme gouvernail.

Je veux abattre les murs de toutes les boîtes qui enferment. Laisser pourrir tout rêve stérile de gloire pour la gloire. Accepter de n’être presque rien. Aérer l’espace. Cocréer avec ce qui pulse, qui tremble, qui sourit. Écrire dehors avec mes semblables, en rond sur l’herbe fraîche, les mains pleines de terre, des fourmis qui courent le long de nos bras, écrire du cœur, du ventre, épouser le mouvement, danser nos écritures, retracer le parcours de nos fleuves intérieurs, le contour de nos clairières. Je veux, en un seul mouvement, semer des graines en tous lieux et récolter celles des autres, les planter dans ma chair pour que me poussent de nouveaux membres, de nouveaux yeux, de nouvelles manières d’exister. Je veux écrire au plus près de ce que je ressens. Dissoudre ma solitude dans l’eau ruisselante de mon abondante famille humaine.

Hélène Laforest

Hélène Laforest a complété une maîtrise en recherche-création à l’Université de Montréal, qui portait sur la réécriture des contes. Depuis, elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues, dont Brins d’éternité, MuseMedusa et Le Sabord. Son premier roman, Bois dormant, a été publié aux Éditions Prolepse en 2019. Son exploration de la marge et des possibles l’a amenée vers la conception de zines, qui lui permet de coudre un corps à des textes éphémères, d’explorer la création et la cocréation avec liberté et d’engager un dialogue avec de potentiels lecteurs.

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