Mars 2021

Ameublir nos plates-bandes

par

Éloïse LeBlanc

poésie
corps de braises

J’ai peur de poser mon pied sur tes structures neuronales, de perdre l’équilibre, d’échapper la lampe à huile. 

Ce qu’il nous reste en partage, la clôture à la frontière de nos jardins, se décline en tournesols. 

J’ai cultivé un rivage qui embaume le persil de mer. Sur les rochers, j’ai détaché la mousse pour mieux y déposer ma tête. Minerai chauve que je protégerai des rayons ultraviolets avec de grands chapeaux de paille. Dans mon jardin, l’eau s’écoule dans les fissures, rafraîchit les fronts exposés, abreuve les crabes à la carapace éprouvée et excuse le pied glissant. À l’entrée, la brise s’érige à la verticale. 

Le tien est fourni et les fleurs sauvages y sont opaques. 

Tous les jeudis, tu cueilles une marguerite et l’ajoutes à ton autel. Tu t’agenouilles, te confies au pavé, délimites le contour de l’amoncellement d’objets avec ton doigt. Tu ne m’as jamais dévoilé le destinataire de tes prières, mais lorsque ma voix résonne dans les plis de tes yeux, elle me rappelle l’acoustique des vieilles églises de bois. 

Je t’ai fait remarquer cette propension à construire des écoles primaires aux côtés des presbytères, des cimetières. S’y frottent l’usé et le neuf. Y poussent des bleuets au mois d’août. 

Le poids des tiges adossées sur la clôture l’érode. Les copeaux de bois s’érigent en échardes.  

À force de te prostrer sur le pavé, ta colonne se fige. 

Je roule le vert de mes yeux en boules de papier, les gonfle à l’hélium pour alléger le poids de ta lordose. Tu t’élèves, t’éloignes à nouveau pour souffler toutes les voix d’une chorale. 

Les murmures du Noroît t’appartiennent. 

L’altitude étouffe ce qu’il m’est donné d’entendre et te dissimule, loin de la frontière de nos jardins. L’union de nos corps invisibilisés par les coups de vent verticaux. 


Je m’entoure de mes propres mains. 

Lorsque j’arrose mes plates-bandes, l’eau se déverse sur mes pieds et la corne de mes talons s’imprègne de terre. Je n’échappe plus au béton: il râpe ma peau morte avant d’user ma parole. Dépossédée, je cours à contre-courant, le long de la rivière. Alors que mon souffle s’écourte, s’échoue dans ma gorge, je retrouve cet endroit où le vent l’emporte sur le reste. 

Je trace ma faim avec la semelle de mon soulier. Il me prend tout de même l’envie de t’offrir ma plus vieille tasse de thé. 

Le vent me rassure, me confie: «Les récoltes soutiendront notre appétit. À notre table, c’est toujours dimanche». 


Dans le coin du cabanon, les carillons se cognent sur tes paupières. J’ai perdu la vue pour retrouver le tintement des parois de verre. Ma soif te regarde de biais. Elle presse ta migraine à venir. 

J’ai levé la main, volontaire, renversé le contenant de punaises. Le bout de mes doigts se joue du risque, se présente sans timidité devant la pointe de métal. L’aiguille pénètre la chair et le doigt s’étire encore, inébranlable. Il ne manque que l’encre pour que le sang perle, tache le ciment, amorce la permanence. 


En m’éloignant, je fais grincer la porte, découpe au sécateur mes biais inconscients. 

Je me tiendrai moins droite

éroderai l’inadéquation

apprendrai à demander tes bras

patienterai, puisque l’on n’est pas encore dimanche.


Ma peau cuivrée, comme celle des pétales, se distend puis se ride, se plie puis s’affaisse. Vos chevelures blanchies, auxquelles aucun gris ne s’arrime; je me retiens d’y goûter. 

Éloïse LeBlanc

Éloïse LeBlanc est candidate au doctorat en recherche-création à l’Université McGill et travaille sur les manières par lesquelles les arts visuels se faufilent dans la représentation poétique du quotidien, tout particulièrement en littérature acadienne contemporaine. Elle fait partie des équipes éditoriales de la revue Nyx et de la revue Lieu commun.

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