Le monde est en ordre
Les morts dessous
Les vivants dessus.
Les morts m’ennuient
Les vivants me tuent.
Anne Hébert, Le tombeau des rois
Ils l’érigeront par une froide journée d’automne. Ce sera peut-être dans le stationnement de la Caisse populaire. À côté de la maison hantée, à ce qu’on raconte, par le fantôme d’un homme portant un haut-de-forme noir. Peut-être qu’ils l’érigeront sur le parvis de l’église, en face du salon funéraire, à côté de la statue de Jésus qui fixe la rue Saint-Jean-Baptiste. Ou dans la cour d’école, celle des deuxième cycle. Celle des autobus jaunes, des insultes et de l’envie de mourir.
Ils viendront cogner à notre porte. Se croiront civilisés. Se saisiront de nous sans rien dire. C’était gravé dans les lignes de nos mains. Ma grand-mère y lisait notre avenir, les parcourant de ses doigts potelés, parés de bagues qu’elle ne pouvait plus enlever. Ils attraperont d’abord la mère par ses bras maigrelets. Elle hurlera comme une créature d’outre-tombe, sons gutturaux de luette collée, montrant ses dents d’en bas, toutes cariées, grimaçant, nez fourchu, cheveux rêches, peau ridée, grisâtre. Banshee crasse. Puis ils s’empareront de moi. Je crierai à la mère de fermer sa gueule, qu’elle leur a toujours donné raison. Elle ne saura pas pourquoi. Elle n’a jamais su mourir.
Ils ligoteront grossièrement nos poignets, laisseront sur nos bras des empreintes de serres. Ils nous traineront par les cheveux sur la rue Saint-Jean-Baptiste. De pleines poignées de mes longs cheveux noirs, de ses cheveux d’épouvantail, resteront entre leurs doigts. Grands rapaces avides, ils ne sauront plus comment parcourir nos corps pour mieux nous haïr. Nous paraderons comme des trophées de guerre, des Vercingétorix à Rome. Ils nous cracheront dessus. Nous jetteront des pierres. Nous crieront des insultes. Ce sera familier. Ce sera réconfortant. Nous défilerons devant la Caisse populaire. Non. Ce ne sera pas le lieu. À ce moment précis, la chair vive de nos genoux, l’épiderme coulé sur l’asphalte, ils verront bientôt les os. Le boucher taciturne admirera la procession depuis les marches de l’épicerie, aiguisant son couteau, l’air mauvais, son tablier ensanglanté. Peut-être aura-t-il un geste de clémence. Peut-être tranchera-t-il nos poignets ou nos gorges pour alléger nos souffrances. Peut-être découpera-t-il nos torses pour révéler un vide là où nos cœurs devraient être. Pour prouver que, comme les animaux qu’il dépèce, nous ne ressentons rien. La serveuse du restaurant du village, celle qui a les cheveux bouclés comme dans les années quatre-vingts, nous regardera, les bras croisés, étudiant la cartographie de leur haine sur nos chairs ennemies. Le cortège défilera devant le bureau de poste, où je me suis souvent cachée sur l’heure du diner au primaire. Pendant les insultes et l’envie de mourir. La postière, qui m’a un jour jetée dehors, se fera gargouille, les bras le long du corps, immobile, gardienne de l’entrée. Il n’y aura plus aucun refuge.
Nous nous arrêterons devant la cour d’école. Ce sera le lieu. Ce devait l’être. Tout sera prêt pour nous. Nous nous débattrons en furies, nous nous épuiserons à hurler. Faire semblant. Ils voudront un spectacle à la hauteur de leur médiocrité. Nous ne les laisserons pas tomber. Ils nous attacheront sur des poteaux de bois. Des fagots de branches et de paille à nos pieds. Des livres. Jésus ne verra rien, à fixer la Saint-Jean-Baptiste, blasé. Il aurait aimé y assister.
Ils y seront tous. Les morts du cimetière. Le directeur d’école, tué dans un accident d’automobile quand j’étais en première année. Ma grand-mère. Les enfants décédés en bas âge, ceux dont j’ai vu les tombes au cimetière, à côté du pâturage de vaches. Les vivants y seront aussi. Le boucher. La postière. La serveuse bouclée du restaurant du village. La maitresse d’école. Les enfants du village, et leurs parents. La royauté consanguine. Ce sera jour de fête, leur premier orgasme d’enfants. Même les parias y seront. La grosse Georgette, son frère le Ti-Gilles, et son chien-amant. L’oncle pédophile de mon ennemie jurée. Elle y sera, elle aussi, et me lancera la même insulte que la première fois qu’elle m’a vue, perdue dans mes pensées dans la cour d’école, une poignée de samares entre les mains: Pourquoé tu te fais accrère de même? Ils y seront tous. Royauté et gueux confondus. Ils allumeront enfin le bucher. Il faudra gueuler pour faire croire que, toute ma vie, je n’ai pas attendu ce moment.
Ça commencera par les pieds. Les flammes lécheront tendre la chair brule la chair la torture insupportable délicieuse la torture. Nos fluides bouillant les organes cuisant comme une viande païenne. Les genoux et les poings crispés dans une pose rappelant le rigor mortis. Ce n’est pas notre faute si vous nous faites cet effet. Ma grand-mère pleurera, portant ses mains à son visage, ne pouvant rien faire comme elle ne pouvait rien faire quand la ceinture de la mère claquait sur mes omoplates de craie. Le plus exquis, ce sera la peau, la peau qui séchera et se rétrécira le cuir du cou la peau étouffant les muscles les os le crâne crépitant respirer impossible les nerfs carbonisés bientôt nous ne ressentirons plus rien. Nos nerfs nos poumons remplis de fumée de fluides qui aura la chance de mourir en premier. La mère, bien sûr, meurt plus vite, la chienne.
À travers les flammes sa voix
toé pis tes grands mots à cent piasses
crève mais crève chienne
mes poumons ses poumons nous cheveux brulés nerfs de braises
pourquoé tu te fais accrère de même
les insultes l’envie de mourir aucun refuge
contre le sperme sur nous nos corps calcinés
nous trop désirables nos bouches figées d’horreur
deux banshees crasses
mes omoplates de craie je brille sous la lune
ma grand-mère
ses doigts potelés parés de bagues qu’elle ne pouvait plus enlever
cette fin je ne la veux pas avec la mère
À travers les flammes hurler
toi déjà morte dans la vie maintenant ta mort festin
ta plus grande réussite hurler
di te perdant te maledico
bukakke sacré genoux poings crispés et eux
pas notre faute si vous nous faites cet effet hurler
di te perdant te maledico
Jésus maintenant dans la foule main sous sa toge
l’autre dans le pantalon du fantôme haut-de-forme
serveuse boucher postière langues entrelacées
les os ne brulent pas à cette température hurler
di te perdant te maledico
corps d’ambre de charbon
enfin lumineuse
Ils broieront nos os au crématorium du salon funéraire nous serons fine poudre grise inhalée par des pailles de vingt dollars c’est novembre l’orgie les sorcières sont mortes ils dansent en cercle les vautours en cercle les feuilles mortes tracent l’invisibilité du vent je suis cendres dans une reine de billet de vingt dollars dans le nez dans les veines dans le sperme dans le feu j’existerai encore la loi de Lavoisier rien ne se perd rien ne se crée tout se transforme mon corps martyr corps du Christ prenez et mangez-en tous nous serons éjaculées nous serons leurs cheveux leurs ongles leur sang leurs molécules maudites ils m’auront enfin acceptée en eux je pourrai m’immiscer comme un poison lent ma vengeance sur leurs générations et leurs générations et leurs générations parfois les bonnes raisons de mourir par trois fois les damner di te perdant te maledico les dieux vous détruiront.
Alice Rivard a signé des textes dans Filles missiles, Estuaire, Mœbius et Canadian Art. Elle vit à Montréal.