Mars 2021

La terre chair

par

Mathieu Frantz Isidore

essai
corps de braises

Mon corps a cette envie dévorante d’aller en Haïti. Le désir qui le tourmente s’ancre dans l’ADN d’une autre. Je regarde son cou durant la nuit et les effluves de l’île rôdent sur elle. Elle est la terre chair que je convoite. Là où je me retrouve à la maison, dans le confort de ma chambre tropicale. Elle est la mangue et le lambi. Elle est exactement ce que j’enlace quand je rêve aux Antilles douces sur mon anatomie épuisée du froid et de la neige. Elle incarne le profond besoin ressenti depuis toujours d’enlacer mon île tout en pleurant ses larmes. J’effacerais ces traces blanches sous ses yeux pour qu’on avance ensemble vers des jours heureux. Durant la nuit, où je ne dors qu’à moitié, je peux constater comme de nombreux spasmes parcourent le corps humain. Nous les avons ensemble comme une conversation impulsive de nos membres. Nous dormons et nos corpsbannann [1] dans l’huile préparés pour le jour qui nous écrasera. Mon bras s’engourdit, et je choisis de le laisser mourir pour ne pas arrêter d’enlacer sa personne. Elle bouge, elle va aux toilettes. Mon bras survivra, pour l’instant. Mais le lit, la chambre est froide, alors elle doit revenir, car elle est la chaleur équatoriale à laquelle je m’accroche. Et c’est reparti! Poping locking, breakdance des spasmes. Nos corps peuvent-ils danser? Le spasme est par définition involontaire. Il est peut-être subconscient; Freud disait… non, oublie Freud! J’oublie tout ce qui nous empêche de danser, même ma propre psyché. Je garde juste les spasmes de nos membres dans la nuit sous le lampadaire dont la lumière se fout des rideaux.

J’enfonce mes doigts dans ses cheveux jusqu’à son crâne; cette sensation me reste en tête. Elle vient de les laver, et les racines, la profondeur est encore humide. Je ne peux m’empêcher de caresser sa nuque, son dos avec l’émerveillement d’un enfant. L’odeur de son corps est indescriptible; ce qui se décrit, c’est la sensation qu’elle procure. C’est comme rentrer à la maison après une fin de semaine à l’extérieur. Je me couche sur ses jambes et elle me parle du mythe de la sexualité polynésienne. J’ai moi-même créé un mythe de la sexualité haïtienne avec la terre chair. Est-ce qu’on ne crée pas tous des fictions d’autrui dans nos têtes? La réalité a-t-elle le moindre pouvoir sur les fantasmes? Je semble avoir préféré une utopie à la réalité parce qu’elle me conforte. Je suis peut-être dans les lignes de Bougainville comme mythe de la sexualité haïtienne aux yeux des autres. Outre sa couleur, elle correspond au canon de beauté occidental, celui-là même qui sert à coloniser. Elle vit bien dans ses formes même si on lui donnera toujours une saveur exotique comme je le fais moi-même en l’idéalisant. Haïti en arrache. La misère, la violence, la douleur, le désespoir. Le mauvais côté de la résilience: celui qui nous contraint à continuer sans recréer. Elle n’est pas Haïti, elle est bien plus. Elle goûte l’humain, avec mon imagination qui lui confère la saveur de l’île. Suis-je un blanc face à ma chère terre? Mon créole n’est même pas fort à Montréal. Je n’ai pas un corps de mayi moulen ak zaboka [2] ni de diri djon djon ak griyo [3]. J’ai un corps de pâté chinois ak sòs pwa Frans [4]. C’est pour ça que je revêts ma terre chair d’une telle aura. Je dois la dévêtir de mes fantasmes si je veux vraiment danser avec elle. J’irai en Haïti l’année prochaine savourer des tablèt pistach [5].

Mon corps est lui-même une terre brune des Caraïbes. Je l’ai compris quand je suis allé en Jamaïque. Il y avait une réaction génétique à ce climat, à cet air marin, et un certain confort, bien qu’illusoire, d’être dans un pays où mon physique ne venait pas d’ailleurs. C’est étrange à dire, car j’ai été conçu, incubé et livré au Québec, mais mon appartenance à mon île natale, lieu de rencontre depuis des siècles, est minée par le fait que vous considérez mon corps comme étant d’ailleurs. Ainsi, ce sentiment demeure en moi. Je suis un bateau amarré au quai d’un pays lointain depuis toujours. Suis-je ma propre terre chair? Suis-je l’île, suis-je le continent? On le sait, la noirceur est forcément africaine. Il n’y a pas de terre chair. Ni la mienne, ni la sienne, que le leurre de s’ancrer chaque fois à quelque chose de rassurant comme la chaleur d’une forme enlacée, en omettant la personne qui la possède. Pourtant, nos êtres sont bel et bien des terres, des îles et des continents. Ils sont surtout des contenants où il y a des résidus d’êtres passés, des anticipations d’êtres futurs, des empreintes d’êtres présents et les personnages d’êtres absents. Ces personnages constituent l’équipage de l’île voguant sur l’océan de sable que nous sommes [6]. Dans cette danse, je chausse chaque île, Antilles et Saint-Laurent, pour que mes pas ne soient pas cohérents ou plutôt qu’ils soient co-errants. Je brise la densité de ma dualité. J’ai les pieds dans les plats: pouding chômeur et diri kole sòs vyann [7]. C’est cet alliage que je vis dans le corps que je possède et l’on parle là de possession spirituelle. Pourrait-on m’exorciser de mon anatomie? Est-il possible de taire ma chère terre chair? Au prix que ça me coûte de la porter, je vais la garder pour son aspect précieux et original. Nos terres sòs pwa nwa [8] continueront à danser ensemble même si c’est encore un slow. 

Mon corps noir est-il si lourd que ça? Je me pose la question parce que j’aimerais échapper à sa conscription. J’aimerais, comme disait MLK, vivre ma petite vie égoïste et confortable bel pozé [9], mais mon enveloppe ne m’appartient pas totalement. Dans l’espace public, vous aurez toujours droit à l’affiche que sont nos corps, car elle et moi les partageons avec tous les autres physiques noirs. Quand vos mains brutalisent un corps noir parce qu’il est noir, nous souffrons aussi. Elle ouvre la télévision et vos mots la tuent. Je me promène à Westmount et vos regards me tuent. Vous posez sur nos chairs un ensemble de concepts racistes et coloniaux généralisés. Parfois, tous ensemble nous redevenons humains, mais je ne peux me permettre de présumer que ces moments soient entièrement réels. Vous me questionnerez forcément sur un pays que je ne connais pas. Vous lui direz doucement qu’elle est belle pour une noire. Vous nierez violemment ces biais que nous avons tous intériorisés. Donc, chaque matin, avant de sortir, je prends ma charge et me l’installe moi-même sur le dos pour que vous ne me surpreniez pas [10]. Je ne peux pas habiter ou désincarner mon enveloppe charnelle sans me demander ce qu’elle cause chez vous. Je suis forcément un élément déclencheur, car vous ne pouvez pas interagir avec moi sans être ouvertement ou innocemment racistes ou sans faire attention à ne pas être racistes. L’insouciance n’est pas totale et quand elle l’est, soit vous me violentez, soit vous me connaissez assez bien pour ne pas avoir peur de foirer. Car foirer n’est pas le problème. Dans ce texte, j’ai foiré par rapport à la femme noire que j’aime et par rapport à ma propre personne. Mais si je ne me mets pas les pensées devant les yeux, je n’y vois rien quand je pense. L’abstraction de nos corps ne m’est pas permise si je dois les voir et être vu pour m’interroger et interroger le monde. Dois-je charnellement exister pour être un point d’interrogation? Est-ce alors le physique noir ou la conscience de ce qu’il représente à vos yeux qui alourdit? Mon avatar est pourtant beau, athlétique, et le sien, intelligent, efficace. Nos corps ont bâti une grande partie du monde au prix de la sueur et du sang. Est-ce leur grandeur ou la crainte que vous avez de cette dernière qui les rend si lourds?

Peut-être devrais-je accepter que mon corps ne soit pas pour moi. Qu’il ne soit que votre bien public, que l’objet de votre regard. Vous ne partagez que l’intime. L’intime de la marde, de la puanteur, de la maladie et de la douleur. L’intime du corps physique, lui, je dois le présenter. Elle et moi le fabriquons pour vous et vous acceptez de nous en laisser un morceau. Ce qui de lui nous appartient exclusivement, c’est ce que vous rejetez. Tout ce qui sort des orifices, surtout les larmes. Lorsque nos chairs brunes s’unissent, entrent en relation, elle accepte mes fluides et j’accepte les siens. Ainsi, la bave devient salive quand on s’embrasse. Nos cœurs et nos cerveaux ne formuleront jamais plus belle merveille que l’autre. L’autre que nous sommes inclusivement.


[1] Banane plantain
[2] Maïs moulu avec avocats
[3] Riz Djon Djon avec griot haïtien
[4] Avec sauce aux pois France
[5] Tablette pistache
[6] Référence aux Enfants de la baleine (クジラの子らは砂上に歌う, Kujira no ko-ra wa sajō ni utau) d’Abi Umeda, 2013
[7] Riz aux pois collés avec sauce à la viande
[8] Sauce aux pois noir
[9] Relaxe
[10] Référence à Chainmail d’Amartey Golding, 2016

Mathieu Frantz Isidore

Finissant au Baccalauréat en études littéraire à l'Université du Québec à Montréal, Mathieu Frantz Isidore entre simplement par effraction dans des imprimeries pour ajouter ses textes à des revues littéraires. Parmi ses victimes sont la revue Moebius et la revue Lapsus. Les mots et la littérature sont plus une obsession dangereuse pour lui. Il fait parfois des fixations sur des chansons qu'il écoute en boucle pendant des jours. Il utilise du créole haïtien dans ses textes par chauvinisme, mais il ne mord pas.

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