Mars 2021

Vaginite

par

Alexie Legendre

texte hybride
corps de braises

Une jeune fille dans un parc. Seule dans l’aurore, elle se tient debout, les jambes légèrement pliées, les bras qui ballottent le long de son corps. Elle s’imagine être une branche prise dans le vent.

JEUNE FILLE

Mes orteils s’enfoncent dans le carré de sable. Mes pieds sales s’acharnent à creuser le sable et je ne sais plus depuis combien de temps je suis plantée là, comme ça, dans le parc pour enfants. La nuit s’échappe doucement par devant et moi je m’arrache la peau dans une étendue immense. Je me frotte au désert pour oublier que je suis désert. Je déchire mon épiderme et le transforme en lambeaux pour oublier ce qui brûle vraiment.  

Éblouie par le mélange de noirceur et de clarté, je me penche vers le sol. Mes doigts s’enfoncent dans la terre sèche, sabotent le terrain et le défrichent jusqu’à la moelle: fragmentée la chair du désert, en peaux mortes son corps aride. Mes doigts n’en peuvent plus; épuisés de tant d’ardeur, ils se détachent de moi.  

Je suis animale. Je ne suis plus là, je ne sais plus ce que c’est d’être moi. Je me délie du réel et flotte, balbutie ma douleur dans l’air. Complètement déshydratée, je regarde mon sexe qui brûle et ne vois que des morceaux de peau terreuse. À la recherche d’une source d’eau, je démantèle le carré de sable. Besoin d’une nouvelle couleur. De mettre de la texture sur la plaine qui m’entoure. Mes pieds s’évertuent à chercher le fleuve, son eau salée, la faire couler entre mes cuisses pour calmer les brûlures. Répandre le liquide sur ma peau, ériger des frontières entre moi et le reste du désert. Mes pieds espèrent une ligne bleue qui viendrait traverser mon corps, lui donner du relief, de la vie. Je ne m’arrête plus, je suis engourdie, prise entre mon vagin blessé et l’espoir d’une rivière.  

Les voisins se réveillent et les rideaux s’ouvrent. L’odeur du matin s’infiltre entre les draps, et le sommeil s’envole par les fenêtres, doucement. La jeune fille retourne chez elle, se terre dans la lumière filtrée par les fissures de sa maison. Le jour se lève sur sa solitude.

JEUNE FILLE  

Je rentre chez moi, me couche contre le plancher de la cuisine. Mon sexe appuyé sur le carrelage froid; il s’acclimate à la température de la céramique. Elle m’apaise. Je respire, ne pense plus à grand-chose. Je fixe la fenêtre entrouverte au-dessus de l’évier. Ma voisine italienne parle fort. Je l’entends d’ici; comme une musique, elle parle et parle. Elle s’époumone au téléphone sans s’arrêter. Un seul souffle qui traverse la lumière et vient me rafraîchir. Mettre du mouvement dans mon retour au réel. Je n’entends que sa voix venue du bout du monde, d’un autre siècle, chanter très fort, sans arrêt, dans le matin. Je ne suis plus seule. Nue sur le plancher, je me laisse bercer par ma voisine qui me raconte un pays. Je l’imagine dans son jardin, submergée par l’odeur des tomates et la couleur des poires qui tombent de l’arbre. Prise comme ça, dans son monde à elle, et moi prise ici, bouillante sur le carrelage.  

Bouillante. Ça recommence. Mon sexe chauffe, encore. Je me glisse jusqu’à la salle de bain, allume la douche et fais couler le jet froid sur mes lambeaux de chair en feu. Ça ne sert à rien. L’eau s’évapore avant même de me toucher, elle refuse de se mêler à ma maladie. Je reste impuissante devant l’immense trou de chaleur qui me perce et me transperce.  

Je ne me pensais pas femme soleil, je ne me suis jamais écrite en étendue infinie brûlante. J’aimerais réécrire mon corps. Lui montrer comment boire à la source.  

Le soleil de midi frappe plus fort qu’à l’habitude. C’est une journée étrange, et les passants ne s’arrêtent pas un instant sur le bord du trottoir pour contempler le ciel. Non. Personne ne s’arrête, ne profite du beau temps. Malgré la vive blancheur de la lumière, l’orage se fait sentir. Il est dans le vent. Dans les cheveux, sous les jupes, pris dans les culottes le vent.

JEUNE FILLE  

Un pot de pilules devant moi. La recette miracle a glissé entre mes jambes. Mais je n’ai pas de jambes. Je suis une pierre, un météore, écrasée au fond d’un cratère je suis grise et mauve et pleine de poussière.  

On m’a couchée sur un lit avec du papier parchemin. On m’a soulevé les pattes; les pieds dans les étriers, je me suis fait transpercer le sexe par une tige de métal froid. Le métal qui me fait tourner la tête, le froid contre mes brûlures. J’ai tourné sur le lit, tourné sur le sol, on m’a donné un verre d’eau, mais j’ai continué de tourner. J’ai de la moisissure à l’intérieur de mon corps en calcaire. Je me décompose. On m’a donné le pot de pilules. On m’a dit de retourner à la maison, que les brûlures allaient cesser; je peux être tranquille maintenant, arrêter de tourner sur moi-même.  

Toute seule dans ma salle de bain, je fixe ce qui est censé me sauver. Je ne me sens pas chez moi et le médicament ne fonctionne pas, je suis toujours aussi sèche, toujours étendue bouillante sans limites sans vie. Je veux le fleuve, je veux la rivière qui déborde de son lit. Je veux le printemps entre mes jambes, me noyer entre mes jambes, inviter mes amis à s’y noyer aussi. Je crie. Revenez me sauver. Vous vous êtes trompé, je suis encore aussi seule, sans sexe sans corps je ne suis pas guérie, vous ne m’avez pas guérie.  

Tout autour de moi est vide. Sauf le pot de plastique sur le comptoir. Je le prends. J’avale une pilule et la pilule m’avale. Le pot de pilules m’avale tout entière, et mon carré de sable se noie dans les méandres de ma salle de bain.  

La jeune fille est seule dans le vent, et des nuages enrobent son corps: une flamme dans l’orage. Elle ne bronche pas, ne tangue pas vers le sol. Solide comme la pierre, les bras levés vers le ciel, elle attend la pluie. Peut-être que la nuit, cette fois, aura raison de ses brûlures.  

JEUNE FILLE  

Je suis nue dans la rue. Il n’y a pas de bâtiments qui m’encadrent, pas de trottoir pour annoncer l’horizon, seulement mon corps nu et la rue abandonnée. Ils ont peur de moi, de ma voix qui hurle et perfore l’air en suspens. Mon vagin blessé dérange, il bouscule l’autre, fait honte à mon sexe.  

Je cours. Je cours plus vite que la voix des autres qui me dit de me taire. D’arrêter de courir et de me taire. J’ai perdu ma petite culotte, j’ai perdu mes souliers, venez m’aider je cours nu-pieds sans petite culotte. Personne ne veut d’un désert sans culotte. Personne ne veut de mes doigts abîmés, arrachés à force de gratter mes lésions et d’invoquer la pluie.  

Je ne fais plus l’amour! Je crie je ne fais plus l’amour. Personne n’ose s’approcher de mon corps en fusion, personne ne veut se baigner dans le vide. Je cours et rien ne change, rien ne bouge. Toujours le même décor, toujours le même désert devant moi. Je voudrais tenir un revolver au creux de ma main, sentir son métal froid caresser ma paume. Je voudrais qu’il soit lourd, que mon bras tombe sous son poids. Je veux tirer dans ma gueule, je veux tirer dans mon sexe, faire exploser ma chair à vif, faire éclater mon désert dans les rues, répandre le sable sur la ville, que tout le monde comprenne que j’ai soif, terriblement soif.  

Je n’ai pas de revolver. Les pilules ne fonctionnent pas. Je suis seule et sèche, complètement sèche. Je suis un petit grain de sable sans culotte, replié sur lui-même au milieu de la route. Je ne fais plus l’amour, je ne bois plus d’eau, je n’ai plus de corps. Je suis un grain de sable. Je m’envole dans l’orage. On m’oublie. Tout le monde m’oublie.  

J’ai sûrement crié trop fort.  

Alexie Legendre

Alexie est présentement au baccalauréat en Études littéraires de l’UQAM. Elle écrit depuis maintenant un an dans la revue de théâtre JEU et est co-éditrice pour la revue Main Blanche. Partagée entre le monde de la scène et celui des mots, elle cherche la poésie dans les paroles qui se fissurent et les brèches des corps en mouvement.

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