Mars 2018

Le fleuve

par

Cynthia Massé

nouvelle
défier la gravité

Nous voguions, toi et moi, sur ton bateau qui me paraissait si imposant et si insignifiant à la fois. Un vaisseau de réalité. Il en aurait fallu de peu pour que j’eus été emportée par les vagues, par mes émotions incendiaires. La nature et moi, l’une à côté de l’autre et ne se rejoignant pas tout à fait : relation amour-haine depuis des générations. Ma mère n’aimait ni la baignade ni l’extérieur, alors je faisais de mon mieux pour changer la donne. Je la changeais pour toi. Pour briser le cycle, aussi, mais surtout pour toi. Et je me détestais d’avoir choisi un moyen si attendu.

Étendue à la proue, je buvais le fleuve à grandes lampées, de mes mains qui saisissaient ce qu’elles pouvaient des émois. J’étais une dune de sable nacré, en proie aux marées de ton regard, inestimable bouée en cas de tempête. J’avais besoin de ta présence sécurisante, de la poésie de mes seize ans. Mais pour cela, j’avais dû me changer, mettre de l’eau dans mon vin, de la patience dans ma coupe. Retourner en arrière. J’avais dû me passer sous silence, me reléguer aux signes de tête, au plafond de verre. Te souviens-tu de notre jeunesse? De nos espoirs? On rêvait de tellement plus que l’existence que l’on mène ici, au bord du fleuve.  Mais en ce jour comme en bien d’autres, tu guidais notre parcours au gré de tes envies, toujours en contrôle. Tu avais choisi la vie de Sorelois dompté. Et j’étais là, présente. Désintéressée et soumise, ce qu’il me fallait être, ce qu’il a longtemps fallu que je sois.

J’avais dû me passer sous silence, me reléguer aux signes de tête, au plafond de verre

Éternellement accueillant, le soleil n’avait pas vu mon visage depuis des millénaires. Il me caressait les paupières de sa chaleur douce et constante. Je lui rendais la pareille en questionnant mes priorités : j’ai longtemps hésité entre la liberté et la soumission. Il me semblait que plus j’étais libre, plus la solitude creusait mes cernes. C’est épuisant, l’indépendance. Cette solitude courait les rues, se perdait entre nous deux sur la route qui sépare Sorel et Montréal. Je ne la rattrapais que lors de longs trajets à bord de l’autobus 700. Et de toute façon, je choisissais l’amour puisque ça me semblait logique. Puisque dans la longue lignée de femmes qui m’ont tout légué, le mariage et l’obéissance avaient toujours gardé l’œil sur moi, petite fille douce et prometteuse. Mais j’avais laissé toute la place à un feu qui me brûlait de l’intérieur. Je crachais des cendres sur ma violence de minuit. J’aurais pu, dans mes derniers souffles, m’emparer de la flamme, me laisser prendre entièrement par elle, mais j’ai choisi de piétiner les braises mourantes. Pour remettre le difficile à demain.

Perdue dans mes pensées, je fus surprise de remarquer que tu ralentissais le pas de ton embarcation. Amusé, tu t’arrêtas juste assez rapidement pour me jeter par-dessus bord, avant de te précipiter toi aussi dans le long cours d’eau menacé par la pollution. C’était dégoûtant et séduisant à la fois. La peur des créatures marines et de l’engagement s’entortillait autour de mes frêles chevilles. Je n’avais pas assez marché vers toi. J’ai fait de ma vie un marais de rage noire. À quoi bon tenir debout quand tout nous tire vers le bas à outrance? À quoi bon partir quand on sait que les algues nous ramèneront inévitablement au point de départ? J’ai beau tenter de me défaire de l’emprise de cette rive fantôme, de ce vide qui m’habite, rien n’y fait. Voilà pourquoi, à tous les vendredis, on se retrouve au Pub O’Callaghan et on boit pour oublier qu’il nous est impossible de quitter ce monde de chimères, impossible de vouloir plus que cette vie aigre-douce.

Et alors qu’une force inconnue m’appelait à fuir, le fleuve Saint-Laurent devint, ce jour-là, le lit de notre amour naissant. S’y noyer ou survivre à la sécheresse? Je sais bien que malgré les déversements, les affronts et les insultes, le fleuve sera toujours le premier témoin de notre union. Cours d’eau natal qui a vu couler mes abandons, mes faiblesses. Le grand Saint-Laurent comme une preuve, un souvenir du chemin parcouru sur mes jambes qui élancent. Mes échecs feront naufrage sur les rives de Saint-Ignace.

Je reviens tout droit de mon passé, il y a longtemps que je ne m’étais pas revue. J’y suis encore retournée, et pourtant je n’arrive pas à trouver le commencement. Sorel s’est faite en mon absence. Mon premier amour continue de grandir. Alors je pars pour une longue traversée. Un pied sur la rambarde du pont Jacques-Cartier.

Cynthia Massé

Cynthia Massé a beau avoir obtenu la note de 0/10 dans sa toute première dictée, cela ne l’a jamais arrêtée. Elle a entrepris un diplôme d’études collégiales en sciences de la nature pour décider que ce n’était pas pour elle, même chose pour son emploi au Tim Hortons. Malgré tout, elle a récemment terminé son baccalauréat en Écriture de Scénario et Création Littéraire à l’Université de Montréal, où elle termine présentement sa maîtrise en littérature. Lauréate du Prix du Récit de Radio-Canada en 2016, elle adore les chats et publie parfois dans des revues de création littéraire.

retourner aux textes de gravité
revuesaturne@gmail.com