L’article «Novel Urban Ecosystems, Biodiversity, and Conservation» (2011), d’Ingo Kowarik, présente une méta-analyse internationale des recherches touchant les enjeux de biodiversité et de conservation en milieux urbains. L’auteur s’intéresse particulièrement à la diversité végétale, recensant les facteurs anthropiques spécifiques aux écosystèmes citadins ainsi que les caractéristiques et stratégies d’adaptation qui habilitent certaines plantes à y prospérer. Pointant les limites des approches de conservation qui positionnent la «nature» hors de la ville, Kowarik nous invite à élargir notre compréhension de celle-ci pour mieux constater la richesse des écosystèmes urbains et l’importance de leurs services écologiques.
Pour ma réécriture, j’ai souhaité explorer comment ces considérations s’actualisent au sein du territoire de Tio’Tia : Ke — Mooniyang — Montréal. J’ai été interpelée par la résilience des plantes des écosystèmes urbain-industriels qui, à l’instar des Premières Nations Kanien’kehà : ka et Anishinaabeg, continuent d’habiter et de prendre soin de ces terres non cédées, malmenées par tant d’années d’occupation et d’exploitation coloniale et capitaliste. Ma création s’enracine donc dans le Champ des Possibles: un ancien dépôt ferroviaire graduellement réinvesti par les autres qu’humains, jusqu’à devenir un véritable refuge de biodiversité au cœur du Mile-End.
De ce milieu unique ont émergé quatre chants portés par cinq voix végétales. Reprenant les caractéristiques des plantes urbaines listées dans l’article, j’ai choisi des interlocutrices représentatives de la multiplicité des réalités végétales citadines. Par la forme chorale, j’entendais recentrer les perspectives et sensibilités de ces plantes, prêter oreille à leurs harmonies et dissonances. En agençant leurs voix, j’ai travaillé à brouiller certaines catégories projetées sur elles, notamment les divisions entre exotiques/indigènes, menacées/envahissantes, nuisibles/bénéfiques… J’ai cherché à complexifier nos perceptions des plantes «indésirables» en exposant comment celles-ci, loin de provoquer la dégradation des écosystèmes, se révèlent souvent des opportunistes profitant des changements anthropiques tout en assurant des services écosystémiques indispensables.
Référence
Kowarik, I. (2011). Novel Urban Ecosystems, Biodiversity and Conservation. Environmental Pollution, 159(8-9), 1974-1983. https://doi.org/10.1016/j.envpol.2011.02.022
ASTER (Symphyotricum sp.)
FRÊNE (Fraxinus sp.)
HERBE À POUX (Ambrosia artemisiifolia)
PISSENLIT (Taraxacum officinale)
SALICAIRE (Lythrum salicaria)
Les mémoires primordiales nous parlent d’une sylve vibrante et fière: habitée. On y entendait chuchoter les Érables et cette inlassable harmonie de cris — tantôt exultations, tantôt agonies. Splendide et cruelle, c’était la République des Choses, chaque esprit noué à tous les autres… mouvance, équilibre.
Puis arriva le temps des vicissitudes et des déracinements méthodiques. Le temps de la domestication, comme dans le cas de cette campagne tranquille, défrichée pour la forme, parce que c’était comme ça, parce que la forêt devait reculer, s’incliner devant l’ambition humaine. Puis, un jour, une gare. Et une voie ferrée, bien sûr, s’allongeant loin, loin, jusqu’à perdre la vue: première ligne de désir, première impulsion.
Soudain, rhizome et vertigineuses démultiplications, infrutescences ouvrières — entrepôts, manufactures, fabriques — ça pullule ferme au rythme strident des locomotives. On se bouscule pour acheter la terre — rituel capital — ainsi seulement la consacre-t-on utile. Voilà un lopin faste: quelques bouts de papier l’exaucent en dépôt ferroviaire. Dépôt comme dans ce qu’on garde, mais qu’on n’utilise pas. Comme dans ce qui tombe et qui s’accumule et qu’on ne ramasse pas. La pluie et son cortège décantent fidèlement le tout.
Les saisons passent, les bacchanales industrielles vont et viennent frénétiques, s’essoufflent. C’est qu’entretemps on a inventé les routes, voyez-vous, ce qui rend tous ces rails qu’on a mis tant d’efforts à construire… bien inutiles. L’avenir est ailleurs, dans le ventre des camions; on part à sa rencontre sans un regard derrière, laissant les carcasses de métal et de béton aux bons soins du vent.
Pendant un temps, on n’entend plus en ces lieux que des harmonies d’échos. Puis, çà et là, le germe d’un chant… et d’un autre, et d’un autre encore. Berceuses discrètes, d’abord, comme pour réapprivoiser le sol, pour le guérir un peu, le temps qu’il retrouve la souvenance de ses devenirs. De jour en jour en jour les voix s’élèvent — allègres féralités végétales, animales — reprennent lieu. Ainsi recommence la succession: nouvelles lignes de désir, contours du Champ des Possibles.
TOUTES —
à quoi bon pleurer les disparitions
irréversibles sinistrées
ou survivantes? ··
puisqu’il faut bien vivre
puisqu’il faut bien faire avec
toujours avec
envers et malgré tout —
avec.
nous sommes de celles qu’on nomme
pionnières euryèces rustiques
enfantements éphémères
des bouleversements — royaumes
dans le vif des terres ingrates
des craques de trottoirs des friches des talus des villes.
ASTER —
puisqu’il faut bien vivre
puisqu’il faut bien refaire avec
TOUTES —
toujours avec
ASTER —
s’extirper des décombres
pleurer ses morts
reprendre lieu
TOUTES —
ensemble.
ASTER —
ô mien territoire de
toujours j’assiste tes métamorphoses
reprises et démembrements
ô demeure mienne
tienne toujours
changeante et même je m’adapte··
enracinée des effritements je m’accroche··
je retiens les fragments habitables
TOUTES —
envers et malgré tout
avec.
HERBE À POUX, PISSENLIT, SALICAIRE —
habitantes éphémères de l’après
du plus rien
nous sommes de celles qu’on dit
mauvaises
TOUTES —
pour qui?
HERBE À POUX, PISSENLIT, SALICAIRE —
envahissantes
TOUTES —
pour qui?
HERBE À POUX, PISSENLIT, SALICAIRE —
nuisibles
HERBE À POUX —
pour qui? ··
car c’est vous sapiens
qui pavez la voie
défrichez et asphaltez et vous
nous offrez
aux grandeurs du territoire
HERBE À POUX, PISSENLIT, SALICAIRE —
nous sommes vos passagères.
HERBE À POUX —
je partage avec vous
la soif des horizons ouverts
où il n’y a plus «rien»:
chaleur aride soleil.
HERBE À POUX, PISSENLIT, SALICAIRE —
portées par les eaux
portées par les vents
portées par vous
animaux de tout acabit
je niche là où je tombe
chaque fois plus loin
HERBE À POUX —
encore toujours un peu plus loin
je me plante déjà prête
à lever le camp
PISSENLIT — HERBE À POUX —
chaque chaque
coup de vent chante coup de vent lance
mes gracieuses dispersions. mes soufreuses dispersions.
de caravane en bateau en voiture en marche
j’ai vu le monde habité
chaque continent
de fond en comble partout.
partout j’ai dansé danse danserai
mes augures d’aubes et de couchants
car mes fleurs sont étoiles du jour
miroirs terrestres du firmament.
je suis:
aventurière volage en
flottaison
toujours entre deux
SALICAIRE, PISSENLIT —
nous sommes d’ailleurs ici
étrangères cosmopolites
jadis révérées
si bien qu’invitées ici
par vous
oui, vous
plates-bandes bien peignées
vous
pelouses arrosées fertilisées
entretenues
amenées ici
pour vous —
PISSENLIT — SALICAIRE —
soigner soigner
nourrir ravir
SALICAIRE, PISSENLIT —
fidèles compagnes sacrées
invivables si visibles ailleurs que
là. seulement··
HERBE À POUX, PISSENLIT, SALICAIRE —
seulement —
nos persistances nomades
avivent vos détestations
nous faisant boucs émissaires coriaces
vos aveuglements volontaires
nous incitent à rester:
nous restons.
TOUTES —
nous faisons avec
HERBE À POUX — PISSENLIT —
savourant l’ambroisie savourant le nectar
des étés qui s’allongent des émanations qui augmentent
proportionnelle je produis mon pollen exponentielle je fleuris m’essaime
HERBE À POUX, PISSENLIT, SALICAIRE —
dans mes éphémères multitudes
j’adviens immortelle.
SALICAIRE —
belle échappée
un temps
libre puis rattrapée j’apprends
l’habitude des voisinages
rivages et terrains vagues
je me réinvente avec
TOUTES —
toujours avec
SALICAIRE —
régale partout
extravagante et parcimonieuse
je sens
l’instinct conquérant s’estomper
aux floraisons neuves
partagées avec
PISSENLIT —
jaune
FRÊNE —
rouge
HERBE À POUX —
vert
ASTER —
violet et mauve et bleu.
SALICAIRE —
d’autant plus spectaculaires que
moi seule détiens encore
le souverain secret du pourpre.
FRÊNE —
ô muses naïves des temps jadis
laissez-moi chanter mes pertes
laissez-moi pleurer l’avant.
plein de ma gloire insouciante
je veillais les artères
vibrantes canopées — royaume
solide et intouchable
certitude de m’appartenir entier —
c’était avant··
c’était avant.
avant d’être élu domicile hanté
des dévorations de masse
légions tragiques désarmées par l’émeraude
sombrant l’une après l’autre suffoquées du dedans:
comment ne pas pleurer l’avant?
survivant sénescent planté là
moribond solitaire au charnier
instable je cherche autour
mes assises —
nourrissent le feu··
dorénavant··
dorénavant.
FRÊNE —
à quoi bon pleurer les disparitions
irréversibles sinistrées?
puisqu’il s’en trouvera toujours
une dix cent
pas moi certainement, mais d’autres
pour se rire du vide
TOUTES —
et faire avec.
tout bouleversement
est digne royaume
dans le vif des terres ingrates
nous: dressées résolues à rebâtir
hélas peut-être vaines
offrandes à l’hécatombe
mais que faire d’autre? ··
nous sommes passagères
envers et malgré tout
avec.
PISSENLIT —
alors je plonge au profond des décombres
— plastique poussière béton —
exhume victorieuse les joyaux lourds:
je stocke
TOUTES —
voilà mon offrande.
HERBE À POUX —
alors j’apaise les béances telluriques
— chemins tranchées sillons —
soutiens protectrice leurs guérisons:
je cicatrise
TOUTES —
voilà mon offrande.
ASTER —
alors je m’arrime aux tangentes verticales
— berges éboulis fossés —
freine vigoureuse l’ouvrage des érosions:
je stabilise
TOUTES —
voilà mon offrande.
SALICAIRE —
alors je m’enrichis aux excès anthropiques
— rebuts engrais déjections —
me fais nourricière des pollinisations:
je sustente
TOUTES —
voilà mon offrande.
FRÊNE —
puisqu’il faut bien vivre et puis mourir
— maux fatigues vieillesse —
je rends ma carcasse aux fertiles abandons:
voilà mon offrande.
TOUTES —
trouée lumière
prologue des successions.
Flore Fauve est l’alter ego poétique de Noémie Dubé, doctorante en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Au croisement des littératures et de la magie, son projet de recherche-création explore les résonances entre ces champs ainsi que les rencontres — artistiques, théoriques, politiques, spirituelles — dont ils sont porteurs.