Juin 2023

deep thawing

par

Alix Borgomano

texte hybride
réécrire les sciences naturelles

Un article signé par Bethany Deshpande et trois collègues présente les résultats de recherches dans les tourbières des régions subarctiques du Québec, dans lesquelles l’érosion et la fonte du pergélisol (la partie du sol, composée de roches, de matière organique, de sédiments et de glace, qui reste gelée toute l’année) forment et alimentent des lacs dits de thermokarst. Le sol s’affaisse en dégelant, ce qui provoque une réorganisation du paysage, une évolution de la forme et de la taille des lacs et une libération de carbone (dont les sols de tourbière sont riches), de nitrate et d’autres minéraux. L’équipe de recherche compare l’eau des lacs avec celle des échantillons prélevés dans le cœur du pergélisol, dans le but d’évaluer les transferts de matière et de caractériser les particules et les nutriments présents dans ces lacs.

J’ai choisi cet article pour le phénomène double de dégradation et de prolifération qu’il décrit: cette terre en train de se liquéfier, cet affaissement éveillait pour moi un imaginaire de la perte, une forme tranquille de la fin du monde – du nôtre, en tout cas. 

Je l’ai donc considéré comme un réservoir d’expressions poétiques que je me suis autorisée, insouciante parce qu’ignorante, à réorganiser, à extraire de leur contexte et probablement à fausser. J’ai ainsi opéré des coupes dans ce texte qui opère lui-même des coupes dans le monde, qui extrait, isole pour analyser. Les expressions extraites deviennent ainsi des points de porosité où langage scientifique et langage poétique se déversent l’un dans l’autre. 

Je me suis concentrée sur la façon dont les données de la science proposent un autre accès aux choses, à leur secret. Leur perception, qui m’apparaissait extrêmement médiée et quantifiée, ne l’est pas davantage, en fait, que l’opacité poétique. En rendant compte de ma frustration face à cette matière évasive, j’ai espéré pouvoir, de façon détournée et par l’entrecroisement de langages complémentaires, trouver ces bactéries, les toucher.
Référence
Deshpande, N., Crevecoeur, S., Matveev, A. et Vincent, W. F. (2016). Bacterial production in subarctic peatland lakes enriched by thawing permafrost. Biogeosciences, 13(15), 4411-4427. https://doi.org/10.5194/bg-13-4411-2016 

au début un paysage:          dark brown and black colored thermokarst lakes          lichen moss          forest patches          rapidly expanding lakes          from blue green to brown

au début un désir de toucher cette boue de lacs qui s’étend et s’épaissit
                                        toucher pour saisir ce nouveau règne liquide  
          glisser mes doigts dans– dans quoi? à défaut dans cette forêt d’azote                    carbone organique dissous                    chlorophylle                    phosphore
à défaut dans une boue de chiffres: 1.01          6.24          229          13           0.994          1338      
          j’en ressors triste, usée, car aucun ne referme de secret aucun ne me rapproche de l’intérieur
          intérieur où se glisser ou plonger; creuser 
                                        a soil pit was dug in the face of the palsa 
non pour les déranger 
(elles bactéries dont je ne peux rien savoir – rien savoir d’important pour moi) 
non pour les extraire les arracher, mais plutôt: aller vers, rejoindre, toucher, embrasser
          je ne cherche rien qui soit derrière elle ou les dépasse mais seulement: 
                                        atteindre leur peau

          comment les toucher dans leur loin, dans leur froid (moins froid), dans leur minuscule imperceptible changement qu’il m’est si difficile de connaître je dois les chercher des yeux dans ce qui n’est ni lac, ni tourbière, ni couche gelée  

                    de jour en jour moins gelée          couche du cœur extérieur de la terre          cœur extérieur qui sort de sa forme abandonne sa forme abandonne son lieu 
que se passe-t-il quand le cœur permanent          abandonne son lieu? quand le solide s’affaisse et avec lui la séparation des crevasses dans cette catastrophe tranquille, mort des interstices

les chercher des yeux dans ce que je trouve: la fonte sale des parcs seuls lacs de fonte seule glace seules régions subarctiques accessibles à mes yeux bouchés de si peu voir 
qui, finales comme elles sont, étendues dans la longueur de fin d’hiver 
(fin du monde), 
                    semblent venues à nous même pas gelées, mais déjà à l’état de la fonte 
                    toujours déjà en train de fondre ou d’être fondues – comme toutes choses que je cherche à toucher désormais

                    mes yeux affamés qui voudraient prendre et dévorer ces 41% de glace 58% de sédiment 1% de gaz dans l’échantillon a de cœur de permafrost arraché d’un palse monticule ovale riche en glace (moins riche en glace maintenant)
                                        arraché du visage du palse
                                        the face of the palsa

                    mes yeux fatigués de chiffres et de signes
mes yeux qui voudraient voir mes mains s’enfoncer dans cette couche puisque si meuble et tendre et catastrophée elle devient pourquoi ne m’accueille-t-elle pas alors dans ses bras?

fatigués de chiffres et de signes et de sens ils voudraient voir: pure matière, pure texture, pur sentir (aucun n’est pur mais plutôt taché décomposé dans ce nouveau régime du liquide ou plutôt:                      régime du boueux)

leur loin, leur froid, leur minuscule inconnu me disent– me disent quoi? 
me disent que la moitié des bactéries étudiées était associée à des particules dont la taille n’excédait pas 3 μm
me disent que la prolifération est 4 à 7 fois supérieure dans les lacs de glace morte fondue des tourbières                    4 à 7 fois supérieure à la croissance bactérienne des autres lacs                    ceux dont les bassins sont de roche solide exacte
                                        prolifération multiplication débordement 
          fête presque dans ces cuvettes de flou, de neige venue de l’intérieur de la terre
                                        lake snow 
         
prolifération pourtant limitée toujours, jamais débordante en somme elles mangent et sont mangées et meurent et fondent elles aussi
bacterial stocks are capped by loss rather than gain processes


cette naissance                    cet intime de la bactérie occupée à la décomposition 
deep thawing                    comment les approcher autrement qu’en accumulant couche après couche de chiffres épais eux aussi boue devant mes yeux
je les touche en disant – en disant quoi?
je voudrais les retenir, car sinon où part ce qui se dissout 
                                        mais elles n’ont pas besoin de moi
car il n’y a pas de fin du monde pour elles
il n’y a que continuité                    liquide                    décomposition 
          et fonte qui sont naissance 
          il n’y a de fin du monde que pour nous avides de séparation et de netteté –seules la solidité et l’exactitude peuvent fuir hors d’elles-mêmes
seule la forme s’échappe rien à craindre pour elles qui vivent dans le mouvant 

                                                 elles n’ont pas besoin de moi
                                        c’est moi plutôt qui ai besoin d’elles 
          moi qui cherche la trace la plus ténue de leur présence elles qui sont peut-être l’infime le plus infime dans ce que je cherche du monde
the frozen core  
comment trouver leurs traces si elles ne sont faites que de chiffres et de formules créées par nous 
          comment inscrire leur trace sans la dénaturer 
                                        sans les perturber
                                                 dislodging bacteria from particles is notoriously difficult
         
sans que mon geste soit lui aussi contenant en plastique stérile –membranes de polycarbonate noir –microscope à épifluorescence
                    sans que mon geste soit: creuser un trou          prélever          garder congelé
                                        recovered cores were maintained frozen
faire fondre pendant deux jours                    remuer légèrement ou moins légèrement
                    laisser imprégner leave to stain                    vider de sa substance

pour que mon geste soit poème de bactéries ou refuge pour elles: 
          recouvrement de la cicatrice d’affaissement main sur le bord du lac même si elle ne peut rien retenir de la fonte du glissement
main dans la matière lente et liqueur épaisse du monde

Alix Borgomano

Alix Borgomano est candidate au doctorat en littérature comparée à l’Université de Strasbourg et travaille sur une thèse portant sur le rapport de la poésie contemporaine à la matière.

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