Juin 2023

janvier — avril 2022

par

Manon Huberland

texte hybride
réécrire les sciences naturelles
Ce texte s’est formé à partir de l’article «Finding lost streams and springs captured in combined sewers: A multiple lines of evidence approach» d’Adam T. Broadhead, Rachel Horn et David N. Lerner. Une méthodologie est proposée pour localiser des ruisseaux et rivières raccordés aux égouts sous les villes: interpréter les cartes modernes et anciennes, se fier aux textes et aux peintures historiques, chercher des références à l’eau dans les noms de lieux, s’attarder aux égouts, à leur débit de jour, à leur débit de nuit, aux indicateurs chimiques, consulter la population locale, les historiens et historiennes, les forums internet et aucune preuve n’est en soi suffisante. On multiplie, on croise, et alors on infère.

Les passages en retrait qui ouvrent et ferment le texte sont les dernières traces d’un collage disparu, composé à partir de l’article. Un premier geste d’écriture. Le reste s’est développé autour des questions posées par l’article et des aventures qu’elles ont suscitées. Certaines sections sont informées par les recherches de Michèle Dagenais sur l’histoire environnementale de l’eau à Montréal. Une phrase empruntée à Tua Forsström se cache quelque part. 

Tout a été écrit en marge du parc Baldwin à Montréal, une terre contaminée par des métaux lourds, un ancien site d’enfouissement. L’écriteau de son jardin communautaire précise qu’on ne peut pas cultiver des plantes comestibles en plein sol. Que les fleurs, pour les yeux, sont permises.
Références
Pour trouver une rivière: Broadhead, A. T., Horn, R. et Lerner, D. N. (2015). Finding lost streams and springs captured in combined sewers: A multiple lines of evidence approach. Water and Environment Journal, 29(2), 288-297.
https://doi.org/10.1111/wej.12104 

Pour trouver la phrase cachée: Forsström, T. (2021). Je me suis enfoncée dans la forêt: poèmes pour une petite fille (traduit du suédois par F. Sule). Le Noroît.

Pour capter le son d’une rivière:
https://www.ada-x.org/zine_howtocarry_pourtransporter/

Pour entendre les Ardennes:
https://mynoise.net/NoiseMachines/streamRainWindBirdsSounds.php

Pour voir de la vraie eau:
https://pacmusee.qc.ca/fr/expositions/detail/collecteur-de-memoires/

The search of lost presences
first requires insufficient lines

Pourquoi faisons-nous de l’espace? Avec quel(s) espace(s) faisons-nous de l’espace? Que peut-on régénérer? Quels ailleurs nous reste-t-il? Quelles histoires, quels choix, quelles formes? Régénérer, c’est rendre durable? Quelle valeur pour quel terrain? Sous l’urbain, n’est-ce pas urbain?

Les villes se construisent le long des rivières, et les villes se construisent encore par-dessus ces rivières. L’eau ne s’arrête pas; elle se canalise, c’est-à-dire des ingénieurs et des élus municipaux la canalisent, c’est-à-dire ils la mêlent aux eaux usées dans des systèmes d’évacuation unitaires. Car ces rivières n’étaient déjà plus d’eau douce, mais de fumier, de décombres, de latrines, de corps d’animaux et d’huiles qui s’enflamment. La prolifération d’épidémies entraîne des recherches bactériologiques; on trouve un danger dans l’invisible, dans les microbes, les coliformes et, plus tard, dans les résidus pharmaceutiques. L’eau devient une menace, la menace devient ressource; à potabiliser, à gérer, à transporter, à taxer. À murer dans des conduits de briques et de pierres, pour la commodité, l’embellissement, la salubrité. On dit que les saletés seront évacuées très loin, hors de la vue, dans les cours d’eau et territoires voisins.

«make space for» / «beneath urban» / «elsewhere» / «historically» / «baseflow to» / «urban regeneration» / «sustainable drainage» / «enhanced land value» / «perhaps the severest form» / «intentionally»

À Tiohtià:ke / Mooniyang / Montréal, la rivière Saint-Pierre (recouverte) s’écoulait dans le lac à la Loutre (recouvert). Un tracé bétonné commémore l’ancienne rivière, près de l’écluse de la Côte-Saint-Paul. Et à Pointe-à-Callière, un égout qui la recueillait devient exposition permanente: un vestige, un collecteur de mémoires. Des sons, des lumières, une odeur d’humidité; c’est magique, lit-on, impressionnant, mystérieux; du jamais vu à Montréal.

De jeunes enfants courent les cent dix mètres aménagés et distinguent une flaque résiduelle qu’ils identifient comme «de la vraie eau», ils pointent et insistent: «c’est de la vraie eau». Les parents appuient l’exceptionnalité de l’expérience, répètent que nous sommes dans un égout, qu’il faut bien comprendre que nous sommes dans un égout, qu’après tout «ça n’arrive pas tous les jours». 

Je touche la paroi, c’est peut-être interdit. Je regarde la pierre froide passer du blanc au rose au bleu au blanc. Regarder les couleurs, c’est permis. Devant le défilement des photos projetées, je cherche une autre historicité que celle qu’on nous propose. 

Combien de points invisibles aux cours d’eau connus? Combien de rivières dans combien d’égouts? Combien avant, combien maintenant? Combien de mètres cubes pour indiquer leur présence? Combien d’eau c’est combien d’eau?

Une piste sonore et un manuel pratique m’apprennent à capter les sons d’une rivière: pour les conserver (en prendre soin?), les réécouter (durabiliser?), les transporter (ailleurs?). Si l’eau disparaît, il reste le son. 

La première étape est simple (?): Find a river. It doesn't have to be a big one. Any kind of water that flows down a slope digging its bed into the ground.

J’en trouve accumulées sur myNoise.net. Des rivières à écouter: pour apaiser (prendre soin?), pour couvrir le reste (beneath urban?) J’entends les ruisseaux des Ardennes sur le pavé méandrique de la rivière Saint-Pierre; j’imagine un projet qui lierait les lieux. 

Sur le terrain du Club de golf Meadowbrook, une partie de la rivière Saint-Pierre coule encore à ciel ouvert. J’apprends que l’eau y est contaminée, qu’il y a des raccordements de plomberie avec les bâtiments à proximité, que l’on procédera bientôt à la canalisation de ces deux cent vingt-cinq derniers mètres. J’apprends que les rivières, encore, se fusionnent aux infrastructures urbaines. Prises par le réseau d’intercepteurs qui encercle l’Île, elles se mêlent aux rejets domestiques et industriels, sont acheminées vers les stations d’épuration, sont soumises aux traitements physicochimiques, aux numérations bactériennes, sont rejetées dans d’autres cours d’eau. 

Ou alors, ces rivières invisibles émergent, vaporeuses, des brumisateurs en temps de canicule. Par grosses pluies, elles débordent, pathogènes, dans le fleuve et les rues. On les voit, on les boit et sous le robinet on s’en lave les mains. 

Disparaître, réapparaître 
(est-ce une régénération? est-ce durable?)

Le processus d’exhumation et de restauration (daylighting) des cours d’eau connaît un engouement mondial. À Yonkers, un grand stationnement est démoli pour mettre au jour la rivière Saw Mill. À Séoul, une autoroute est démantelée pour la rivière Cheonggyecheon (청계천).

Lieux de plaisance et de tourisme, les cours d’eau (soudain renaturés) sont mis au centre du cadre; un paysage complementing the local architecture. 

On dit que la nature est de retour en ville. On fête le retour des aigrettes et des anguilles dans la rivière Saw Mill, on ne mentionne pas ce que sont devenus les rats d’égout. 

On regarde quelque chose passer de rivière à parking à rivière. Qui ressemble à une décharge, non, à un parc, non, à un jardin toxique. Quelque chose de propre et lisse, comme fraîchement pavé. Ou tapissé de gazon frais et ras, creusé de grands bassins qu’on longe en lançant du pain aux canards.

Mais le jardin pousse et la ruelle est verte et les nouveaux bassins récoltent les pluies; ces espaces sont (deviennent?) naturels et cette nature est vraie, les canards sont vrais, les fleurs sont vraies, les légumes qu’on ne mange pas sont vrais, l’eau du bassin artificiel est aussi vraie que la vraie flaque muséale, que la vraie rivière en tuyaux, que la vraie rivière perdue, que la vraie rivière asséchée. 

Inspirés par le Conseil des Innu de Ekuanitshit, les Amis du parc Meadowbrook adoptent une déclaration de personnalité juridique visant à reconnaître neuf droits fondamentaux à la rivière Saint-Pierre: le droit d’exister; le droit de couler; le droit d’être à l’abri de la pollution; le respect de ses cycles naturels et de son évolution; le maintien de sa biodiversité; le droit de remplir ses fonctions à l’intérieur de son écosystème; le maintien de son intégrité; le droit à la restauration et à la régénération, notamment à la réouverture; le droit de recours aux tribunaux pour défendre ses droits. 

Défendre leurs droits et les vies qui y sont liées: celles de Séoul, relocalisées sous le sol, dans les couloirs du métro après le daylighting de Cheonggyecheon, celles de Yonkers empoussiérées et endettées durant les travaux sur Saw Mill, celles qui perdent leur maison, quand la valeur du quartier renaturé augmente, et celles qui ne sont pas au centre, qui reçoivent les eaux polluées. 

Je tends quelquefois l’oreille au-dessus des bouches d’égout sans trop savoir ce que je cherche à accomplir. J’abandonne l’exercice de retracer. 

Je continue de réfléchir aux absences et à leurs transformations; sous quelles formes, selon quelles conditions, quelles histoires, quels espaces, quelles valeurs, vers quels ailleurs.

Sampled futures―possibly inconclusive
There are no further unrecorded interpretations
This could be revised

Ma grand-mère est morte le 9 mars, en Belgique, un pays où il pleut toujours. J’entends ses pluies sur myNoise. Pour ne pas oublier, il faut peut-être des cartes, des peintures, des mémoires et des mots. J’ai des lettres, des photos et des souvenirs aussi. Je ne pourrai pas retourner dans la maison vide, mais je pourrai longer les ruisseaux des Ardennes. Ce sera, pour moi, une manière de lier les temps, et de ne pas oublier.

Manon Huberland

Manon Huberland vit, travaille et poursuit des études littéraires à Montréal.

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revuesaturne@gmail.com