Juin 2023

Les deux visages de l’érosion

par

Marion Perrin

texte hybride
réécrire les sciences naturelles
En 2013, une équipe de l’UQAR a fait paraître un article consacré à l’incidence des mouvements subaériens sur l’érosion des berges. L’objectif de leur étude est de souligner la portée de ces mouvements auparavant vue comme négligeable, et de lier ceux-ci au phénomène du réchauffement climatique. 

En lisant un article scientifique, nous n’avons que le produit fini sous les yeux, un artefact factuel et désincarné. Inspirée par la génétique textuelle, ainsi que par l’étude de l’élaboration d’un texte et des résidus de la création, je me suis représenté le contexte de production de la recherche de Hamel et de ses coauteurs, en mettant en exergue le facteur humain, l’expérience vécue. C’est pourquoi ma réécriture avance au rythme des pensées de la persona scientifique imaginaire qui aurait écrit l’article, dans un style d’écriture que l’on pourrait qualifier de «fleuve». 

Les italiques utilisés dans le texte ci-dessous sont de véritables citations du texte, parfois des phrases entières, parfois de simples mots, ce qui me permet d’illustrer une «érosion du texte littéraire». Alors que la persona étudie l’érosion de la berge, alors que sa conscience montre des signes de fêlure, le texte s’érode à son tour, liant ainsi, dans une thématique commune, littérature et sciences. 
Référence
Hamel, V. B., Buffin-Bélanger, T. et Hétu, B. (2013). Contribution à l’étude de l’érosion des berges: analyse à haute résolution spatio-temporelle des mouvements subaériens sur une berge de la rivière Ouelle, Québec, Canada. Géomorphologie: relief, processus, environnement, 19(2), 119-132. https://doi.org/10.4000/geomorphologie.10176

1.9.09

Voiture. Lever de soleil. Je prends une gorgée d’un immonde café, acheté je ne sais où. Brûlant, il irrite ma gorge. Rose conduit — je pense à mon article, celui que je veux, rêve d’écrire.

J’ai besoin d’une phrase d’introduction frappante, une phrase qui donnerait envie à mes confrères, nos confrères, de me lire. Je noircis mon carnet, l’érosion est un phénomène compliqué à saisir… Non. Il n’y a rien à «saisir». L’érosion des berges est un phénomène complexe de la dynamique géomorphologique des rivières. C’est mieux.

La conduite de Rose est souple, sur ces routes qui tournent, tournent. Les pneus crissent sur ces méandres qui n’en finissent pas. Qui avait cette théorie sur le développement des méandres, Wallemacq? Il faudrait que je lie ça avec l’ajustement des chenaux. Très bonne seconde phrase d’ailleurs. Important: marteler ses références dès l’introduction, pour avoir l’air sérieuse. Oh. La station météorologique de La Pocatière.

On descend de voiture, les portières claquent. Je souris, je reste coite. On me tend un second café, je le saisis. Je m’oublie, une absence voile mes paupières. Cet article pourrait propulser ma carrière. Trois groupes de processus contribuant à l’érosion… Tu veux un autre café? Un murmure, avant de divaguer de nouveau. Pourtant, il n’y a pas beaucoup de vagues dans l’Ouelle. Ah! Désopilant. L’érosion fluviale, les mouvements de masse et les mouvements subaériens. Net. Désespérant besoin de netteté. 

Pourquoi réfléchir à cela alors que les appareils de mesure ne sont même pas installés? Je me vois déjà… Arrête. Il faut que je parle du phénomène qui fait que la berge se déstabilise. Équilibre précaire. Ne pas oublier: deux écoles dans mon domaine, Abernethy et Rinaldi. Je dois me positionner par rapport à eux. Maddock? Maddock, évidemment, Maddock. Surtout que ses travaux ont été étayés par ceux de… Son nom m’échappe. La berge s’érode, et les mouvements subaériens y sont pour quelque chose. Maddock et… Wallemacq exposent la contribution significative des mouvements subaériens à la production sédimentaire du cours d’eau. Ça, il faut que je le note. La berge s’érode, ma vie s’effrite, et le monde part à vau-l’eau.

Ne note pas la dernière phrase.

Je suis à nouveau dans la voiture de Rose. Je la regarde, un pli barre son visage. J’aime beaucoup Rose. C’est vrai, beaucoup de recherches ont été faites, il faut que je sois honnête, que je les répertorie toutes. Toutes. Quelle est ma place? En ai-je même une? Je descends de la voiture en chancelant. Rose me dit quelque chose, je ne l’entends pas. Les mouvements subaériens. Voilà la pierre que je peux ajouter à ce magnifique édifice scientifique. Les mouvements subaériens sont moins documentés car ils sont généralement considérés comme un mécanisme. Leur contribution est sous-estimée. Ces mouvements sont sous-estimés, non reconnus à leur juste valeur. Cela me rappelle quelqu’un…

Frustrée, je regarde fixement les chiffres sur mon carnet. 220. 0,8. 210. Ils viennent de la station météorologique, j’en suis certaine, mais je ne me souviens pas les avoir écrits. À quoi correspondent-ils? Inspiration. À quoi correspondent-ils? Expiration. Bon sang. Claque mentale. 

Décrire le site d’étude.

Zone inférieure du bassin versant de la rivière Ouelle, dans le Bas-Saint-Laurent. Draine une superficie de 850 km² sur 75 km de longueur. Moyenne annuelle de précipitations liquides: 672,9 mm. Moyenne annuelle de précipitations solides: 2885 mm. Pente de 33°. Sédiments: graviers et blocs. Matrice argilo-limoneuse. Penser à utiliser Gradistat 4.0. De la précision, de la précision, il faut de la précision. De la précision, pour éviter de penser, pour un soupçon de crédibilité. 

Rose est accroupie, elle installe la caméra. Une moue concentrée éclaire son visage. 

Reconyx RC55 Rapidfire. Peut-être ajouter un capteur pour relever les températures sur le site? Rose m’a devancée. Elle me regarde, ajuste l’angle de la caméra. Me regarde. On installe le PEEP. Photo-Electronic Erosion Pin. Oui, comme un peep show, un acronyme peu évident. Je me demande ce qu’on trouve en cherchant «PEEP photography» sur Google. Quoique, non, oublie ça. 

L’appareil prend un premier cliché. De l’herbe, des roches, de l’eau. Très scientifiques comme termes, bravo, c’est comme ça que tu vas percer. La berge, dont la pente est de 33°, recoupe un till d’ablation constitué de sédiments hétérométriques. Oui, c’est ça, concentre-toi, bon sang. Végétation éparse, herbacée et arbustive. Un espace liminaire entre terre et eau, une limite, une frontière.

Prendre une photographie toutes les heures pendant dix mois, un procédé moins précis en cas de brouillard ou de fortes précipitations, mais qui pourra nous donner un bon aperçu de l’évolution de l’érosion de cette satanée berge. Rose opine, c’est le plan. Je n’avais pas conscience de parler à haute voix. Ces photographies constitueront une série temporelle documentant les évènements se produisant sur l’ensemble de la berge. Une analyse visuelle détaillée des photographies pour construire une série temporelle. Quelle forme prendrait un dispositif comme celui-là, mais appliqué à l’humain? Je me perds. À quoi pourrait ressembler une série temporelle de ma propre vie? Comment ces photos, prises toutes les heures, au plus près de mon intimité, seraient analysées par celui ou celle qui m’observe? Un véritable peep show, après tout. Serait-ce possible de mettre le doigt sur le moment précis de l’avalanche, de l’érosion de ma propre personnalité? Serait-ce possible?

Serait-ce.


31.5.10

Je suis de retour au même endroit, dix mois plus tard, bottes dans l’eau. Cette recherche verra le jour, qui l’eût cru. Rose m’apporte certaines données, mêlées à son écriture scriptée. Je lis. Il faut que je me concentre pour voir autre chose qu’une succession inepte de chiffres. Changement climatique? Changement climatique? Elle me le dit: Les prévisions du consortium à l’horizon 2050 annoncent un réchauffement climatique touchant l’ensemble du territoire québécois et une augmentation des précipitations solides dans le sud du Québec allant de 8,6 % à 18,1 %. Hausse des températures. Arrivée précoce du printemps. Cycles gel-dégel plus fréquents. Je n’entends plus que des fractions du discours de Rose. Cela signifie que les mouvements subaériens augmenteront, que l’érosion s’amplifiera. Encore. Toujours. C’est le réchauffement climatique qui accentue tous les phénomènes que nous avons observés. Le réchauffement climatique. Le facteur dominant. Le réchauffement climatique. Quel espoir avons-nous? Reconcentre-toi. Qu’allons-nous faire? Allez, reconcentre-toi, que nous reste-t-il?

Je regarde la courbe que j’ai griffonnée pendant le trajet en voiture ce matin.

        La berge de Sainte-Onésime. 

         Je me sens projetée. Sur cette berge. 

Je suis Sisyphe poussant mon rocher jusqu’au sommet de cette colline en deux dimensions. 

Coincée sur une feuille de papier. Personnage maudit. Maudit personnage qui devra sans cesse. À bout de bras. Faire rouler cette pierre vers un sommet 

          idyllique.

Nous sommes condamnés. Oui, nous allons écrire cet article. Oui, nous allons réussir à replacer à leur juste place les mouvements subaériens dans l’étude de l’érosion des berges. Oui. Principalement dans le contexte actuel où les modèles climatiques envisagent de grandes modifications du climat dans un avenir proche. Une réussite, suis-je contente, à quoi bon?… mes mots se dérobent et m’échappent. Enfermée dans un enclos lexical. Les mots chutent et je chancelle. Je tombe, genoux dans l’eau.

Je lève la tête. 

Un arbre est tombé en raison du ruissellement constant et il a entrainé la chute d’un autre arbre au centre de la berge

Ils gisent là, 

sans vie. Et pourtant, 

j’ai l’impression qu’il y a un sifflement qui en émane. 

Une plainte. 

Un chant. Un 

          cri. 

Je pleure. La nature. Science. Ils gisent. Crient. Baisse la 

          tête.

Marion Perrin

Marion Perrin est élève à l’École normale supérieure de Lyon en France. Agrégée d’anglais, après deux mémoires de recherche, elle prépare une thèse en littérature contemporaine du Nigéria et des Caraïbes, pour une étude à l’intersection des études postcoloniales et des études queer.

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