Juin 2023

Nouvelles tillites

par

Fanny Brossard-Charbonneau

texte hybride
réécrire les sciences naturelles


Cette réécriture s’appuie sur une multitude de données récoltées sur une même plateforme: le système d’information géominière SIGÉOM, mis en place par le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles du Québec, qui contient toutes les données géoscientifiques québécoises recueillies depuis 150 ans. On y trouve entre autres un lexique stratigraphique, une carte interactive, des rapports de prospection, des fiches géochronologiques, des études et des graphiques. Puisque la formation d’une roche sédimentaire dépend de la manière dont un glacier se déplace, il m’était nécessaire d’accumuler mes lectures sur l’ère quartenaire afin de mieux saisir la vitalité de l’inlandsis. Ma démarche d’écriture emprunte ainsi la méthode du glacier: en me déplaçant sur la plateforme, j’ai grappillé différentes informations jusqu’à les agglomérer en un seul et même texte — cette tillite composée de mots, ces autres minerais.
Références
Ministère des Ressources naturelles et des Forêts. SIGÉOM. [Carte interactive qui regroupe l’ensemble des données géominières et géoscientifiques sur le territoire québécois].
https://sigeom.mines.gouv.qc.ca/signet/classes/I1108_afchCarteIntr?l=F
Ministère des Ressources naturelles et des Forêts. (2003). Rapports de prospection et d’échantillonnage du till (Projet KIKSABOO-A1). https://gq.mines.gouv.qc.ca/documents/examine/GM61243/GM61243.pdf
Ministère des Ressources naturelles et des Forêts. (2000). Glacial and structural interpretation from air photos, Otish Mountains Est (Projet 7181 report NO 17).
https://gq.mines.gouv.qc.ca/documents/EXAMINE/GM57927/GM57927.pdf
Ministère des Ressources naturelles et des Forêts. (2023). Méthodologie d’analyse des sédiments de surface.
https://gq.mines.gouv.qc.ca/bulletins-quaternaires/methode-de-travail-bq-analyse-des-sediments-de-surface/
Daubois, V et Lamarche, O. (24 octobre 2020). Bulletin quaternaire : Géologie des dépôts de surface de la région des Monts Otish, Eeyou Istchee Baie-James, Québec Canada. Ministère des Ressources naturelles et des Forêts.
https://gq.mines.gouv.qc.ca/bulletins-quaternaires/bq-otish/#Histoire_glaciaire

Si ce n’était pas du froid – sa morsure – on pourrait croire en un désert de sel. Mais les particules blanches qui brillent à la surface ne sont ni des minéraux ni des ions. L’horizon est une mer de glace qui s’étend aux quatre coins de ce que l’on surnommera plus tard l’Amérique. Si l’étendue paraît immobile, c’est qu’elle se déplace d’une extrême lenteur, de celle que l’œil humain n’arrive à percevoir. Afin de prendre conscience de sa migration, il faudrait s’asseoir ici pendant plusieurs milliers d’années avec des réserves incalculables de clémentines et de chocolat noir. Il faudrait tolérer l’inertie, le désœuvrement et les engelures sous les cuisses. Ainsi et seulement serait-il possible de saisir la vitalité de l’inlandsis: en s’oubliant dans la gerçure de l’ère quaternaire. 

Cent mille années viennent de passer, déjà, et avec elles, le début de la fonte. Au loin, une détonation témoigne d’une fracture. Bientôt, la masse se divisera en une multitude de petits glaciers qui traceront leur propre itinéraire vers la mer, l’autre mer. J’aimerais y aller, moi aussi. Me tenir dans un vent si fort qu’il contrôlerait ma respiration. Mais je me tiens ici, au 54e parallèle, à imaginer le glissement du névé sur la pente du continent, ce qui est pratiquement impossible, parce que sa trajectoire n’est pas linéaire. Elle est sinueuse. L’axe de sa dispersion dépend de plusieurs facteurs: de son poids, de sa viscosité, de sa forme et de ses angles — tant de données déterminées par l’avènement aléatoire d’une fissure. 

La glace chemine dans l’incertitude avec un calme que j’envie souvent. C’est peut-être pour cette raison que je m’insère dans le temps géologique: pour me reposer dans le temps long de l’écriture qui me rappelle que, de toute manière, rien ne dure. Que, présentement, le poids du glacier élargit les vallées, arrache les sommets des montagnes, affaisse le bouclier précambrien, strie les substratums rocheux de profondes cicatrices, détache de leur gisement des particules d’or, de quartz, de scandium, d’argile, de nickel et de fer sur des centaines de kilomètres jusqu’à les agglomérer en sédiments rocheux au creux de leur ventre. Je cherche à éviter cette métaphore avec la maternité, mais en même temps, pourquoi pas. Il s’agit bel et bien d’une naissance, celle d’un nouvel état de la matière. 

Si rien ne dure, rien ne prend réellement fin: cent mille ans se sont encore écoulés, et la mer de glace a laissé place à la toundra. La neige a disparu, mais je la sens toujours. Elle existe autrement. Dans l’eau qui se loge dans mes cellules, peut-être. Malgré la fonte, le glacier a laissé derrière lui des traces de son passage: les roches formées par leur déplacement reposent ici et là dans la mousse. Je glisse ma main dans le lichen, en récolte une. Comment la décrire. Elle ressemble aux planchers tachetés des écoles primaires et des églises, ces pierres concassées, puis figées dans le ciment. En quelques heures à peine, nous arrivons à reproduire ce qui aura demandé des millénaires aux glaciers. Nous pouvons cela. Je glisse la roche dans ma poche. 

Au loin, des prospecteurs miniers regardent au sol en traînant sur leur dos des sacs remplis de tillites. C’est le nom qu’a donné la science à ces conglomérats. Je m’approche d’eux. Ils ne me voient pas. Ils récoltent des échantillons qu’ils expédient ensuite au sud, en laboratoire, là où des géologues les dissolvent dans l’acide afin d’analyser leur composition. Ils sont à la recherche de minerais précis: ceux qui servent à construire nos ponts, nos voitures, nos téléphones, nos montres, nos bijoux. Lorsque la quantité d’un minerai considéré comme précieux est importante, ils se concentrent sur les tillites du même périmètre. Un peu comme on pisterait un animal en suivant ses traces jusqu’à sa tanière, ils remontent de roche sédimentaire en roche sédimentaire jusqu’au gisement. 

À partir de là, tout s’accélère: un peu plus loin dans le temps, je me tiens devant un trou creusé par les excavatrices, les foreuses, les pelles mécaniques, les explosifs. Autour, on construit une ville temporaire dans laquelle circulent des pick-up, des chiens, des hommes qui partent et qui viennent aux trois semaines, les communautés qui habitaient là, bien avant, et qui lisaient dans le motif de ces pierres tout autre chose. 

En écrivant le parcours des glaciers, je croyais façonner des paysages comme on sculpte ou on peint: avec une certaine naïveté, celle d’aimer une forme ou une couleur pour ce qu’elle est et non ce qu’elle permet. Mais nous retraçons leur passé pour planifier notre futur, un futur qui n’a pas duré: l’inlandsis est de retour et, avec lui, le silence. Je pourrais croire à un retour dans le temps, mais quelque chose est différent. Sous mon corps immobile, je porte attention au mouvement imperceptible. La glace érafle dorénavant les gratte-ciel, les champs de seigle, les data centers, les écoles, les parcs aquatiques, les autoroutes, les ruchers, les entrepôts Amazon, les musées, les usines de cosmétiques, les raffineries, les parcs nationaux, les complexes hôteliers, les terrains de golf, les bassins piscicoles, les meubles Ikea, les aéroports, nos maisons.

Je sors la tillite de ma poche en essayant d’imaginer ce à quoi ressembleront les tillites du futur. Elles seront composées de matériaux que nous avons nous-mêmes transformés par nos actions, nos déplacements, le rythme de notre marche. Sur ce point, nous ne sommes peut-être pas si différents.

Peut-être qu’à la prochaine fonte, une énième fonte, une nouvelle forme de vie étudiera ces tillites plastifiées. Elle les décomposera en essayant de reconstituer notre trajectoire. Elle arrivera peut-être à remonter jusqu’à la source de ce que nous sommes. 

Mais ils en feront probablement un usage différent. 
Ils s’en serviront peut-être pour faire des ricochets au bord de la mer. 
Mais la mer, peut-être, n’existera plus.

Fanny Brossard-Charbonneau

Fanny Brossard-Charbonneau aime fabriquer des livres à partir d’expériences de terrain (L’heure a la substance d’un train de banlieue et 15 Nord, deux projets infiltrants qui expérimentent la portée des infrastructures sur les corps et les psychés). Candidate à la maîtrise en études littéraires à l’UQAM, sa recherche-création s’intéresse à la notion de réseaux par sa façon de mettre en lien des réseaux terrestres, satellitaires et littéraires.

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