Juin 2023

Plantes et placebos

par

Maxime Fecteau

texte hybride
réécrire les sciences naturelles
En vue de légitimer dans la pratique médicale conventionnelle l’utilisation de la pharmacopée naturelle et ancestrale des Cris de l’est de la baie James, une équipe de pharmacologues de l’Université de Montréal s’est penchée sur les vertus antidiabétiques du thé du Labrador (Rhododendron groenlandicum). En articulant une réflexion essayistique à même ma fascination pour l’intelligence végétale, j’ai voulu rendre compte d’un enjeu social et écologique important: la reconnaissance des pratiques médicinales autochtones par la légitimation institutionnelle des savoirs ancestraux. En décrivant le contact entre l’esprit scientifique et l’imaginaire spirituel et intellectuel de la nation crie, je cherchais à faire ressortir certains questionnements moraux et politiques que provoque une telle rencontre. Toutes les citations sont tirées des textes sources et ont été traduites librement. 
Références
Cuerrier, A., Downing, A., Patterson, E. et Haddad, P. (2012). Aboriginal antidiabetic plant project with the James Bay Cree of Québec: An insightful collaboration. Journal of Enterprising Communities: People and Places in the Global Economy, 6(3), 251-270. https://doi.org/10.1108/17506201211258414 
Leduc, C., Coonishish, J., Haddad, P., et Cuerrier, A. (2006). Plants used by the Cree nation of Eeyou Istchee (Quebec, Canada) for the treatment of diabetes: A novel approach in quantitative ethnobotany. Journal of Ethnopharmacology, 105(1-2), 55-63. https://doi.org/10.1016/j.jep.2005.09.038 


Si je m’intéresse à ce dont sont capables les plantes, c’est qu’elles m’ont redonné le goût de la vie. Leur intelligence a su restaurer ce que je désigne, en tant qu’être humain, par ce mot: ma capacité à manier un ensemble de signes pour représenter et expliquer aux autres le monde dans lequel je vis. 

Il y a un peu plus d’une dizaine d’années, j’essayais d’expliquer à plusieurs médecins que mon champ visuel était embrouillé, que la lumière des tubes fluorescents me faisait très mal aux yeux, que j’avais souvent de la difficulté à trouver les mots, bref que je n’arrivais plus à penser comme il faut savoir penser pour qu’on me dise «intelligent», dans notre monde d’humains. En espérant retrouver mes esprits, j’avais essayé, sans succès, toutes les sortes de comprimés que l’industrie pharmaceutique moderne a inventés pour s’attaquer aux bactéries qui causent la maladie de Lyme neurologique et chronique; des êtres microscopiques qui se sont un jour logés dans les tissus de mon corps par l’entremise d’une tique. 

Jusqu’à ce que je découvre qu’une plante ayant des vertus thérapeutiques vivait juste là, partout autour de moi: la renouée du Japon. Les racines de cette dernière – classée parmi les 100 espèces les plus invasives au monde – sont si tenaces et prolifiques que la plante engendre parfois de graves problèmes d’infrastructure, en transperçant l’asphalte, voire le béton. Mais elle ne se montre pas envahissante dans tous les contextes. Certains composés de ce «bambou japonais» ont des effets, généralement curatifs, sur les tissus vivants humains. Ceux-ci arrivent à traverser aussi aisément la barrière hématoencéphalique que les racines qui les contiennent savent infiltrer le ciment. Et une fois pénétrés dans notre matière grise, ils agissent de manière sophistiquée sur notre système nerveux central. En favorisant la microcirculation sanguine, les molécules bioactives de la renouée du Japon – présentes seulement en une concentration infime de parties par million, voire par milliard – ont tout de même une réelle portée antibactérienne, anti-inflammatoire, calmante et protectrice contre les dommages oxydatifs. Autrement dit, la plante protégerait le cerveau contre les endotoxines et les infections bactériennes.

C’est donc grâce à l’ingéniosité de la renouée que je suis aujourd’hui assez présent d’esprit pour m’intéresser à l’intelligence d’une autre espèce végétale, soit le thé du Labrador (ou Rhododendron groenlandicum). Il s’agit d’une plante aux feuilles ridées et légèrement vernies sur le dessus, à l’allure de cuir; feuilles qui se recourbent en bordure, et qui, en dessous, sont poilues d’une «chevelure» aux teintes de blanc et de roux. Ses petites fleurs blanches poussent en grappes, formant des demi-sphères. Elles sont très odorantes. Collantes, aussi. Dendron, c’est le mot grec pour dire «arbre». Rhododendron signifie donc «l’arbre avec des fleurs qui ressemblent à des roses». C’est le nom que l’histoire botanique occidentale nous a légué, mais j’avoue préférer le nom que leur a donné la langue crie: kâkikêpakwa – «feuilles éternelles». Tout à fait juste, parce que les feuilles de la plante ne meurent jamais toutes en même temps, quel que soit le temps qu’il fait. On peut même les récolter l’hiver. Après la récolte, on les fait ensuite bouillir dans un grand récipient, jusqu’à obtenir une décoction. Elles dégagent une odeur amère, et l’eau prend une couleur brunâtre. 

On raconte depuis bien longtemps que cette boisson soulage les problèmes respiratoires, digestifs et rénaux, les rhumatismes et les maux de tête. Les guérisseur·euse·s de la nation crie affirment aussi qu’elle peut purifier le sang et faciliter un accouchement. Plus récemment, d’autres ont eu le bon sens de chercher à démontrer ce que les ancêtres cri·e·s avaient intuitionné: que certains des composés des feuilles éternelles ont des vertus antidiabétiques.

Les patient·e·s des communautés autochtones du Canada affrontent un risque jusqu’à cinq fois plus élevé que la moyenne canadienne de développer un diabète de type 2 (DT2). C’est devant cette dure réalité de santé publique que Pierre Haddad et son équipe ont cru pertinent d’entrer en dialogue avec la nation crie de la baie James. Alors que les praticien·ne·s du système de santé conventionnel peinent souvent à offrir un suivi conforme et adéquat aux personnes autochtones souffrant d’un DT2, les pharmacologues voulaient favoriser, par leurs recherches, la légitimation d’options thérapeutiques dites «culturellement appropriées». 

Comme la confiance en l’efficacité de la médecine ancestrale crie est aussi établie dans la communauté que le sont les savoirs et pratiques des aîné·e·s-guérisseur·euse·s de la nation, une série de rencontres et d’entrevues a été organisée afin que l’équipe de chercheur·euse·s en ethnobotanique puisse se renseigner sur les connaissances médicinales de cette nation autochtone, pour ensuite les passer au peigne fin de la méthode scientifique.

Ayant moi-même consulté de nombreuses études sur les composés bioactifs des plantes médicinales qui ont permis mon rétablissement, j’ai été étonné par la confiance que les chercheur·euse·s ont choisi d’accorder aux savoirs ancestraux des Cris. Ce genre d’ouverture d’esprit est inhabituel en Occident. Contrairement à certain·e·s chercheur·euse·s asiatiques, par exemple, qui reconnaissent les thèses de la phytothérapie, les scientifiques nord-américains qui s’intéressent aux plantes médicinales ne visent que très rarement à démontrer comment une plante se montre bioactive, et donc efficace. Le plus souvent, on présuppose d’emblée que la portée thérapeutique d’une plante traditionnellement dite médicinale est minime, voire inexistante, et qu’il faut avant tout mener des essais cliniques pour observer si elle a un quelconque effet; le genre d’étude qui doit être effectué en «double aveugle». 

Mais les aîné·e·s cri·e·s se sont par nature opposé·e·s à cette dernière méthode, parce qu’iels n’acceptent pas l’utilisation d’un placebo. Suivant leur héritage, une forme de déontologie leur est transmise de génération en génération. Impossible pour les guérisseur·euse·s de refuser d’administrer un traitement, et donc encore moins d’induire certaines personnes en erreur. Les aîné·e·s ont aussi expliqué aux scientifiques qu’il serait fâcheux d’offrir des remèdes à des personnes en bonne santé, puisque «la connaissance est un don du Créateur qui sert à venir en aide et guérir». Une croyance à laquelle s’ajoute leur conviction que «ce n’est pas le médicament seul qui guérit, à la fin; c’est la foi ou la croyance que le médicament fonctionne». Voilà, paradoxalement, une assez juste description de ce que les études occidentales nomment l’«effet placebo», un principe explicatif qui s’avère souvent important dans l’analyse de données médicales. Deux cultures, deux mesures: un seul et même effet.

Est-ce l’intelligence de la plante qui peut entraîner la guérison? Ou doit-on plutôt prendre en compte cette «connaissance» dont parlent les guérisseur·euse·s? Cette connaissance est-elle analysable? Se trouve-t-elle dans la plante (par la bioactivité de ses composés), dans le corps humain (par sa capacité à «comprendre» les composés de la plante), ou alors chez les guérisseur·euse·s (par la manière dont la plante est administrée: forme, dose, contexte)? En bons réductionnistes, les pharmacologues ont ciblé, dans la composition moléculaire du thé du Labrador, une combinaison de catéchine et d’épicatéchine (deux composés bioactifs) qui formerait la clé des vertus antidiabétiques. Moi-même, vu le rationalisme dans lequel je baigne depuis mes premiers jours d’école et la vision mécanomorphique du monde qui en découle, j’ai longtemps cru qu’il fallait penser l’activité thérapeutique des plantes de cette manière: en cherchant la «cause» de ses effets quelque part dans une de ses «pièces», c’est-à-dire dans ses molécules. Mais à en croire la vision crie, la réalité serait tout autre. Plus complexe, sans doute.

Serait-il possible que l’intelligence des plantes médicinales s’étende – et s’opère – bien au-delà de la tasse qu’on offre à boire à la personne malade? Bien au-delà d’une combinaison de catéchine et d’épicatéchine? Ce que nous disent les guérisseur·euse·s cri·e·s, après tout, c’est qu’une plante ne pourra s’avérer intelligente – et donc thérapeutique – que si la personne qui la reçoit la croit intelligente. À bien y penser, il me semble que c’est d’abord cette reconnaissance-là qui a commencé à me redonner mes esprits, il y a quelques années. Tout comme c’est cette reconnaissance qui, de toute évidence, arrive à venir en aide, par l’entremise des aîné·e·s-guérisseur·euse·s, aux malades chroniques de la communauté crie.


Maxime Fecteau

Maxime Fecteau est étudiant au doctorat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches actuelles portent sur la représentation de la science écologique dans les essais de scientifiques-écrivaines anglo-saxonnes, depuis Silent Spring (1962) de Rachel Carson jusqu’à Finding the Mother Tree (2022) de Suzanne Simard.

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