L’article d’Alain Cuerrier et de ses collègues sur les changements climatiques au Nunavik répond au manque de documentation sur les «Traditional Ecological Knowledges» – soit l’ensemble des savoirs transmis de génération en génération – et à leur sous-utilisation dans les politiques. Les auteurs rappellent que les recherches sur les TEK ont contribué à la validation de ce type de connaissances, notamment en ce qui a trait aux observations sur les changements climatiques. L’équipe scientifique a conduit 46 entretiens avec des résidents de trois communautés du Nunavik passant beaucoup de temps à l’extérieur ou étant considérés comme les détenteurs du savoir traditionnel.
Les entrelacs du discours humain et du discours scientifique sur l’environnement m’ont d’emblée attirée dans l’hypotexte. Ma création aspire ainsi à véhiculer ces différentes voix et ouvre un espace de décentrement: qui sera représenté par le «on»? Les Premières Nations? Les scientifiques? Les personnes interrogées? Les animaux? Aussi ai-je mis en place un système de reprises faussement anaphorique des pronoms qui interpelle le Vivant, la parole de la narratrice se confondant souvent avec les dires autres.
J’ai mis en présence le français, l’anglais et l’inuktitut pour révéler l’intersémioticité et la coexistence de divers imaginaires des langues. Le texte source – en anglais – spécifie que les entretiens se sont principalement tenus en inuktitut par l’entremise d’un traducteur, et parfois directement en anglais, selon la préférence de l’interlocuteur. Je souhaitais exprimer la tension entre la transgression de l’imaginaire linguistique (en recourant à une langue pivot) et l’entreprise de nomination dont dépendent notre connaissance et notre appréhension du monde.
Mon écriture, teintée du sentiment doux-amer que l’on peut avoir d’éprouver les paysages, a été largement influencée par la lecture de contes créoles, l’écriture oralisante de Patrick Chamoiseau et la fréquentation des textes de Naomi Fontaine et de Joséphine Bacon, entre autres. L’article source est cité librement dans la réécriture.
Référence
Cuerrier, A., Brunet, N.D., Gérin-Lajoie, J., Downing, A. et Lévesque, E. (2015). The study of Inuit knowledge of climate change in Nunavik, Quebec: A mixed method approach. Human Ecology, 43(3), 379-394. https://doi.org/10.1007/s10745-015-9750-4
Les arbres s’étendent vers le nord. Nous le savons. L’envahissement de nos routes, des endroits où nos baies ont l’habitude de pousser, ce sera peut-être un changement d’odeur pour eux autres, de texture. Peut-être même de couleur. Pour quelqu’un. Ou un Autre.
Kangiqsualujjuaq. Très grande baie. La baie d’Ungava. Les arbres fleurissent plus tôt; regardez, ils sont devenus deux fois plus grands que moi. Le vent se balance dans leurs branches tombantes. Je me rappelle la sensation du vent sur le duvet de mes joues rondes à la fin de l’été. Je plissais les yeux pour observer la rayure foncée sur le dos du lemming. Il est malin. La légende dit qu’il félicita le hibou pour ses talents de chasseur. L’oiseau le captura; le lemming le fit danser et l’incita à regarder vers le ciel. Il s’enfuit. Il fit danser le hibou.
L’homme que l’on croise en rentrant à la nuit tombée dit que lorsqu’on coupe un arbre et qu’on regarde ses lignes, on peut voir qu’ils poussent plus vite maintenant. À l’avenir, c’est le peuplier qui va pousser le plus, dit-il. Avant que je sois née, il y a longtemps, il n’y en avait que quelques-uns. Qu’en dit-on?
Le détroit d’Hudson. La grande baie: Kangiqsujuaq. Les arbustes poussent. Les saules poussent. Partout. Les fruits à maturité se recouvrent de petits poils. La soie blanche s’accroche à mes mains. Comme un petit animal. Vivant. Même s’ils cachent nos baies, j’aime les saules. Nous en savons l’inéluctable avancée. Elle me dit qu’ils progressent vers le nord. J’éprouve leur envahissement. Le vent le souffle à mon oreille.
The willows are growing everywhere, disent-ils. Nous constatons que nos baies sont remplacées par les saules et qu’il est plus difficile d’accéder à nos routes. Ce sont ces arbres qui s’étendent vers le nord. Mais le savoir que nous en avons n’est pas le même que celui du loup, du lièvre ou du narval, qui n’en sait rien. Le renard, le faucon, la chouette, mais pas le béluga. Le caribou qui longe le long de la rivière, le trajet de l’omble. Le saumon dans la bouche de l’ours. Comment le savent-ils, eux?
Les animaux, eux, disent-ils «je»? Savent-ils? Qu’en dit-on?
Umiujaq dans la baie d’Hudson; le nom veut dire «qui ressemble à un bateau.» C’est d’ici qu’elle vient, celle qui m’aime. Elle dit: The shrubs are taking over places where blueberries and blackberries used to grow.
Les baies. La tradition de ramasser les baies. Kigutangirnaq. Paurngaq. Les liaisons locales. Les entretiens sur les baies. Notre savoir sur les baies. La tradition. Plaquebières. Cloudberry. Bakeapple. Arpiq. Ronce des tourbières. Ronce faux-mûrier. Chicoutai. Platebière. Rosacées. Les baies sont moins bonnes. Les scientifiques disent: la croissance des baies est impactée par les changements dans les pluies, les températures, les dynamiques végétales et l’érosion. J’entends: ils ne mangent pas autant les baies que par le passé et elles sont moins bonnes. Ils disent encore: les plus grandes pluies réduisent la taille des baies. C’est vrai, mais nous savons aussi que moins de pluie veut dire moins de baies.
Les animaux le savent. Le lemming le sait. Danse, grand danseur, dit le lemming au hibou. Regarde au ciel et danse. Le vent passe. On dit que le lemming s’enfuit.
Nous les connaissons, les animaux. Tu les observais, enfant. En plissant les yeux. Marquant les rides sur tes joues tannées. Durcies par le froid. Brunies par le vent. Tes joues recouvertes de duvet que tu pouvais sentir bouger sous ton doigt. Mes joues aussi. Mon doigt pareil. Qu’en dit-on? Nous. Eux. Ils disent nous. Et qu’en dit-on? Not much seals arrive, raconte Lukasi Nappaluk.
Mary habite ici. Mary, celle qui m’aimait. Un jour, elle raconte aussi: Last time, when I went fishing with my husband, I saw caribou swim. C’est Mary Etok. La femme de Lucas. On voit de plus en plus d’ours noirs. Des oies du Canada. Des bernaches. Les oies blanches aussi. Et les élans. Moins de caribous, selon Mary. Last year someone saw a moose just South of Richmond Gulf. Lucas aime parler de la pêche. C’est Lucas E. Etok, le mari de Mary.
Les ours noirs avancent vers le nord, comme les arbres.
L’eau s’en va à Kangiqsujuaq. Elle semble disparaître, partout.
La toundra est devenue si sèche qu’un éclair l’a enflammée. C’était en 2008. Les anciens racontent. Je raconte aussi. Toi, tu es trop petit encore. Trop petit pour t’en souvenir. Pourtant, c’est la toundra. Celle de tes yeux. Celle que tu foules. Celle que tu aimes. Celle de notre langue. Elle ne t’appartient pas, mais nous lui appartenons. Nous attendons. Les années. L’eau. Les baies et les caribous. Mary et Lucas.
Les vents sont plus irréguliers. Je grandis sous leurs auspices. J’en fais mes instincts. Nos précipitations ici, c’est la neige: celle qui nous brûle, mais celle qui nous enchante.
Les nouvelles espèces apparaissent. Épilobe en épi. Laurier de Saint-Antoine. Épilobe à feuilles étroites. Osier fleuri. Fireweed, we say. Chez nous: Naparutaujaq. Chez eux: Naparutaujaq. Chez eux: le vide, la couleur, la senteur, la présence, rien. Nous les partageons, ces fleurs roses. Nouvelles et ravissantes. Fruits de la disparition des caribous. Je ne sais qu’en dire.
Candidate au doctorat en littératures de langues françaises de l’Université de Montréal, Victoria Klein prépare une thèse monographique sur l’œuvre de Patrick Chamoiseau et s’intéresse à l’écriture du vivant. Elle est également engagée dans le milieu communautaire et lutte en faveur de l’intersectionnalité dans les mouvements féministes.