Quand on a visité je ne savais pas
La famille du dessus étend ses draps bruns sur le fil
Ils pendent devant notre fenêtre de cuisine
Ça fait beaucoup d’ombre dans la journée
On a plié notre lit en divan déplacé dans le salon vide pour que les amis s’assoient
J’ignore si on va le remettre dans la chambre
Avez-vous remarqué ça fait de l’écho dans les pièces
On a eu besoin d’espace
voir ce qui se tenait entre nos corps
Ne faîtes pas attention
On ne lave pas notre linge
On a défait quelques boîtes mais
les sacs se remplissent
Il faudrait les porter à la buanderie juste au coin
Les fenêtres ont trois vitres
C’est un appartement bien isolé
Elles ne s’ouvrent pas je n’ai pas assez de force dans les doigts il m’a expliqué c’est un mécanisme
spécial
Les amis demandent : ça aussi c’est votre porte
Oui je crois enfin c’est la sortie de secours
alors oui
Vue sur la ruelle vue sur des trentenaires avec enfants
C’est beau
Le four est immense et le frigo
L’après-midi les petits jouent dehors
Depuis le balcon on les regarde la chatte miaule de les rejoindre
Le soir ce n’est pas chez nous qu’ils rentrent
Leurs pas cognent au-dessus de nos têtes ils deviennent énormes
Prenez
Nos placards sont remplis de fruit secs nous avons
des provisions pour l’hiver entier
On pourrait même ne jamais
ressortir
Je n’ai pas mis de photo de toi ici
Les éclairages sont très doux dans le salon
C’est la magie de l’halogène
Ça grésille juste un peu quand il veut tamiser
alors souvent on éteint
La nuit la chatte dort dans sa cage de voyage c’est drôle
Elle a cessé de la détester
Je lis L’Amant lui Désobéir
Je reste encore longtemps les yeux ouverts avant
C’est romantique le plancher craque comme dans les vieilles maisons les salles de danse mais
il m’entend me relever la nuit il sait
Je ne vais pas à la salle de bain
Je fredonne si maman si
Les cartons ne sont toujours pas défaits ça fait une semaine
On est jeudi et j’essaye d’imaginer
ce qu’il y a eu d’impossible dans ton jeudi
Je te vois sur le bord du vendredi
glisser
Je ne sais pas si ma vie est dans ces boîtes
Est-ce encore la peine de les ouvrir
As-tu pensé au monde sans toi
à cet accroc
Oui petit comme ton corps
Tu es morte là où le collant
casse dénude ma jambe
me donne crue
quand j’ose sortir
Tout part d’un fil qui saute
se déchire le voile
J’ai froid on n’arrête pas l’ouverture
avec du vernis
C’est faux on n’arrête pas
ce qui file
Je suis tombée mille fois de ton nid
Rien n’a changé c’est vrai est-ce que c’est grave
Je me suis choisi un nouveau monde
c’était seulement cent dollars de plus
Je vais m’ébrouer à la piscine coin Marianne Mentana
plonger dans l’eau mon corps meilleur souvenir de toi
Je suis revenue sur mes pas j’ai marché sur mes traces
vers l’appartement qu’on a laissé
trop petit trop de peine
Je ne sais pas faire autrement que reprendre
le même chemin
sinon j’oublie mes amis le savent bien
qui me dessinent des plans des cartes des flèches
Mais toujours je me perds où l’on s’est perdues
Là dans la lumière froide
d’un été qui était le dernier sans le dire
J’ai encore l’air d’une enfant la tienne je vais avoir trente ans
Rien de grave rien de bien
méchant
Je peux tout faire maintenant je suis libre tu es
partie
Je n’ai plus de mère sur les épaules
seul le poids de l’amour encore
m’étrangle
La blessure a coulé de mon cœur à mon corps pour se fermer avec mes jambes après
Est-ce que c’est grave
Je pourrais mettre mes bras autour de tous les cous
Un soir il a joué de la guitare j’ai chanté les voisins ont tapé
au plafond dommage
Dans le couloir jusqu’à la chambre je danse d’avant en arrière j’apprivoise le tunnel
Il me tient la main comme l’été sur la slackline il a connaissance du fil
Je préfère qu’on vienne chez nous on a de la place maintenant
Voyez la taille du placard dans l’entrée je pourrais presque y habiter
Anna Zerbib est agrégée de lettres modernes, elle a enseigné la littérature en France au secondaire. Après un master de recherche en poésie à l’École Normale Supérieure de Lyon, elle poursuit à présent une maîtrise en création littéraire à l’Université du Québec à Montréal. Elle a été lauréate du Prix du jeune écrivain de langue française en 2015, et elle publie des essais, poèmes et nouvelles dans différentes revues littéraires en France et au Québec.