Le jour se décline lentement, s’étire derrière l’horizon. En pleine ville, le monde se renverse sous un chant inconcevable, celui d’une planète lointaine. Saturne se loge dans quatre corps, quatre êtres perdus sous la plume de quatre auteur.es. Un défi relevé même si nos oreilles en saignent.
Blanc ou blé entier? J’en suis à ce dilemme, postée entre deux allées de produits céréaliers, les talons lancinants et bien enracinés aux dalles beiges du supermarché. L’emballage du pain douze grains, quant à lui, affiche un sceau au reflet doré, où on peut lire rabais de 99 cents à la caisse. Choix difficile. Cet instant qui s’étire me permet pourtant de calmer une angoisse que je sens monter en moi, insidieuse, inexorable, et surtout, cruellement ponctuelle.
C’est un rendez-vous que l’anxiété me donne à chaque soir, entre le dernier repas de la journée et la tombée de la nuit. Ces heures que je dois meubler, encadrer, m’apparaissent comme autant de trous noirs prêts à m’engloutir si je ne me tiens pas à distance suffisante de l’ennui et de la solitude. Alors je viens ici, ou me rends à toute autre grande surface, errant entre les rangées, lisant toutes les étiquettes, prenant soin de développer une méthode, une logique, une trajectoire qui masquent le véritable motif de ma présence : ne pas succomber aux cris silencieux de mon ventre, aux appels à l’aide des sucs gastriques qui me brûlent l’œsophage, aux fasciculations de mes paupières qui m’enjoignent au repos. Il me faut résister à l’immobilité, à ses promesses d’inquiétude et de tourment. L’éclairage des néons et les airs génériques de la radio commerciale qui proviennent des haut-parleurs disséminés aux quatre coins du géant alimentaire m’engourdissent tout autant qu’ils portent mes pas erratiques et fatigués.
Pourtant, ce soir, ce que j’ai pris d’abord pour un crissement de semelles sur le plancher du FoodLand me tira de ma léthargie.
Où suis-je en ce moment précis, je ne le sais plus. Je ne possède que les sensations, que les picotements qui ont précédé la coloration cobalt de mes phalanges gelées. Je ne vois que l’horizon qui décline et disperse sa poudre orangée; je ne ressens que la sérénité de l’engloutissement vertical à venir. Qu’est-ce qui a mis fin à ma torpeur, je ne peux encore le dire. J’ai entendu ce son glacé, son entrechoquement sur mes parois désertées se répercutant, se répandant dans la blancheur de ma cage rembourrée. C’était quelque chose comme une onde de choc, comme une ondulation libératrice.
Je ne sais pas comment cela est possible, mais me voilà suspendue, haletante, appréhendant, tel un détritus étranger à la volupté, les vibrations qui me traverseront bientôt le plexus. Le visage tourné vers les cieux multicolores, j’accueille, je remercie, lève les paumes en cône, isole le ciel pour capter ses roucoulements qui imitent à merveille le craquement des planches de mon salut, l’imminence de mon rapt merveilleux.
Je ne sais pas pourquoi cela m’apaise,
ce cliquetis qui me vrille les tempes,
qui me porte, me suspend dans la mésosphère.
Mais je tournoie, béate, projetée vers la grande ourse. J’entrevois les constellations qui frissonnent à travers les nuées symphoniques.
Et j’exulte. Moi qui attendais une fissure, un commandement, un réflexe de survie, l’anéantissement de cette servitude qui m’insupporte; moi qui espérais un déclenchement, la levée des poussières qui me permettrait de respirer ailleurs que sous des villes cellophanes. J’exulte.
Terminé, ce type de bonheur fade.
Terminé, le défilement incessant des paysages usinés.
Terminés, les aléas du prévisible, le manque d’altitude qu’accuse mon existence.
Je ne sais pas sous quelle forme, mais je souhaite ardemment contempler ce cratère ocre qui surplombe maintenant mes paupières bleues frimas, qui les domine. Et je ne comprends pas comment je les entends, eux qui fuitent par dizaine de la sphère bulbeuse et rougeâtre, eux qui flottent autour de leur engin à l’apparence lunaire, mais ils disent :
Il faut suivre la partition, son tracé; c’est la mélodie des sourds, l’acuité acoustique des aveugles, la clé de l’élévation des affligés qui se fatiguent sur les toits des grandes villes, démissionnaires de l’ici, cristallisés par la promesse d’un ailleurs, l’azur des hivers saturniens qui les attend.
Et à mon tour, trépignante, virevoltante, narguant la gravité, désertant mes semblables,
je crépite,
entière,
légère,
bleuie.
Mais comme j’atteins la thermosphère, l’air se vide de tout mouvement, les échos sonores se taisent. Je pique en chute libre, en face en face terrifiant avec le sol bitumé du toit. Comme pour éviter de jeter un dernier regard vers ma mort certaine, je ferme les yeux. Un silence blanc m’envahit. Un silence interminable, suivi d’un bip, puis d’un autre, familier. Une caissière me jauge d’un air excédé. L’œil hagard, je tends ma carte de points, encore couverte de glace.
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Originaire de Laval, Mélodie Drouin a complété un baccalauréat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal où elle poursuit maintenant une maîtrise en recherche. Son mémoire porte sur la violence sociale dans les écrits d'Édouard Louis. Elle co-dirige la revue Ekphrasis et est éditrice pour la revue Saturne.